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l’Angleterre pourra laisser aux nations barbares la superstition de l’or, et qu’alors, si les paillettes de l’Indus et les diamans de Golconde brillent encore sur le turban de l’esclave, elle pourra, en mère chrétienne, atteindre enfin jusqu’aux vertus d’une certaine mère païenne, et possédant les mêmes trésors, prendre ses fils par la main et dire : « Ceux-ci sont mes joyaux[1]. »


VI

Dans cette critique du monde moderne apparaît l’idée centrale de Ruskin, tout intuitive et poétique, celle qui nourrit à la fois ses théories d’art et sa philosophie de l’Homme et de la Société. À travers les êtres de la Nature une mystérieuse énergie circule que nul savant n’isolera par ses analyses, que tout artiste devine, adore, et dont il sent d’instinct les démarches : la vie, souffle émané de Dieu, vouloir sacré du monde, qui fait lever la matière et la dispose. Dans l’homme surtout ce principe est véhément et pur. On peut l’appeler âme, car c’est lui qui se manifeste en rêve, pensée, sentiment, volonté, tandis qu’obscurément, par-dessous le plan de la conscience lucide, il organise le corps et le maintient suivant des lignes et des rythmes qui sont de la beauté, lorsque lui-même, ce principe, s’affirme en dominateur de la matière et triomphe des forces d’inertie, qui sont les forces de la mort.

Voilà l’émouvante réalité, voilà le divin que contient et nous annonce toute forme véritable, c’est-à-dire non produite au hasard des chocs et des rencontres, mais déterminée et développée du dedans. « Arrêtez-vous à la forme, et maintenez ferme qu’elle n’est pas l’œuvre des forces ordinaires ! Un potier travaille : apprenez à distinguer l’action plastique de sa main qui modèle artistement la glaise, de l’action mécanique de son pied qui fait tourner la roue. La forme toute pure vous en apprendra étrangement plus que n’en savent les philosophes[2]. » Car puisque dans l’espèce, puisque dans l’individu rien de spécial ou d’individuel n’apparaît que la forme, seule la forme nous révèle l’être propre, la singulière essence, la tendance unique de chaque être. « Le physicien vous dit, par exemple, qu’il y a autant de chaleur, de mouvement ou d’énergie calorifique dans une

  1. Unto This Last, II.
  2. Ethics of the Dust, X.