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ici, mais seulement les méditations et les rêveries que l’auteur promène le long des marais d’Aigues-Mortes. La sensibilité qui se laisse voir dans ce décor un peu fiévreux est encore respectueuse de ses propres limites. La légère crise de paludisme qui l’excite, la met en valeur sans altérer ses proportions naturelles. Il y a donc intérêt à l’étudier avant le surmenage romantique auquel l’Homme libre a résolu de se soumettre.

« Parle du moins, parle beaucoup, et tu croiras vivre. » Tel est le malin conseil que Philippe donnait un jour à sa petite amie Bérénice. La délicieuse créature s’est bien gardée de lui obéir. Elle sait trop qu’elle n’est qu’un fantôme. Toute résignée à ne pas vivre, elle se contente de laisser beaucoup parler autour d’elle. Ses amis d’abord, puis les amis de ses amis. Que de monde, juste ciel ! Sa pâle villa peut à peine recevoir tous les étrangers qu’on lui amène, M. Renan, M. Chincholle, Sénèque le philosophe et un professeur allemand. Si jamais on lui en laissait le temps, que dirait la pauvre petite en face de ce jury d’agrégation ? Les écouter, c’est déjà trop pour elle. Assise au bord de la fenêtre qui ouvre sur les étangs, on la voit qui s’évapore et bientôt disparaît dans la fumée de ces interminables discours. « Nous disions donc, chère madame, que l’inconscient… » Herr professor, rabattez vos lunettes et vous verrez que la chère madame n’est plus là.

Pourquoi regretter la fragilité qui fait une partie de son charme ? Cette filleule de Racine n’est pas une héroïne de tragédie, quelque Andromaque exilée sur le boulevard. Ce qu’il y a de moins irréel en elle, la chair et le sang de cette figurine de rêve, c’est encore la précieuse musique de son nom. Tendres syllabes mouillées de larmes, et qui s’harmonisent si bien avec Aiguës-Mortes, cette « consonance d’une désolation incomparable. » Aiguës-Mortes, Bérénice, M. Barrès attend de ces deux mots et des images vaporeuses qu’ils évoquent, le genre de volupté que Jean Racine allait demander à une prise de voile. « Ni amour, ni amitié, » mais la satisfaction « d’un besoin extrême de douceur et de pleurs. » Bérénice est le nom qu’il donne aux délices platoniques d’un tel désir, une prière, un exercice en vue d’amollir la sécheresse lorraine et d’obtenir « le don des larmes. »