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proscrits exclus de la terre, et, par des prodiges de travail et de volonté, réussissant-à transformer en un royaume la mer farouche qu’on avait voulu leur donner pour tombeau. Dans le drame présent, rien de ces promesses ne se rencontre plus : au symbole vivant de la gloire de Venise s’est substituée une série de tableaux des amours sanguinaires de Basiliola. De façon que l’on me demandera peut-être si, dans ces conditions, un spectacle d’un ordre aussi’ peu littéraire méritait d’être étudié ici, où l’on n’a point l’habitude de s’occuper des « sauts de la mort, » des « bouclemens de la boucle, » et autres « clous » d’un art qui tend à devenir le divertissement favori d’un public de plus en plus assoiffé de sensations brutales.


Mais je répondrai, en premier lieu, que M. d’Annunzio, s’il est un organisateur de spectacles infiniment adroit, est aussi un poète, et incapable de dépouiller jamais tout à fait cet attribut foncier de son tempérament. Même dans les tableaux les plus « sensationnels » de sa tragédie, il apporte un rythme savant, une harmonieuse élégance de lignes et de couleurs, une espèce de « musique » profonde, tour à tour délicate et brûlante, qui prêtent à ses inventions une valeur artistique spéciale, bien supérieure à ce que nous sommes accoutumés de trouver dans ce genre de choses. La grande scène où Basiliola, amoureusement, transperce de ses flèches les prisonniers de la fosse, par exemple, je ne puis assez dire avec quelle beauté l’auteur en a disposé et nuancé les péripéties, depuis les appels tour à tour tendres et injurieux de la première victime jusqu’au dialogue de la jeune femme avec le survivant inconnu, et aux mélodieuses paroles dont elle entoure son baiser sur la pointe de la flèche qu’elle va lui lancer droit au cœur. Encore n’est-ce pas tout. Les tableaux que j’ai décrits tiennent une place considérable dans la Nef, et je suppose qu’ils ont dû contribuer, pour une grosse part, au succès triomphal de ses représentations : mais ils sont entremêlés de scènes plus intimes, où le poète des Vierges aux Rochers et de la Fille de Jorio a déployé toute la richesse de son génie musical et lyrique, comme si, après l’échec d’un déplaisant mélodrame « nietzschéen » intitulé Plus que l’Amour, il avait résolu d’emporter d’assaut l’admiration de ses compatriotes en leur révélant, à la fois, son habileté de metteur en scène et toute sa singulière originalité d’écrivain.

Le rôle qu’il a attribué au chœur, dans les quatre divisions de sa pièce, suffirait déjà pour valoir à celle-ci la curiosité et le respect de tous les lettrés. Aucun des personnages de la Nef, et pas même