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l’autre, sans que rien nous avertisse des motifs de ces changemens : et cependant, en l’absence des qualités dont il nous semble qu’un auteur dramatique ne puisse pas se passer pour nous émouvoir de terreur et de compassion, combien la seule force créatrice du poète excelle à nous effrayer et à nous toucher lorsque, par exemple, dans le premier épisode, Marco Gratico se laisse séduire par l’inquiétante jeune femme qui, tout à l’heure, s’est juré de venger sur lui la mutilation de son père et de ses frères !


Cette scène de séduction est précédée d’un long dialogue entre Basiliola et un vieil illuminé, l’ascète Traba, qui a été envoyé vers Marco Gratico par la mère de celui-ci, la pieuse diaconesse Ema, pour tâcher à le ramener dans les voies du devoir. Traba est un vieillard « osseux et noueux, chauve comme Elisée, velu comme Élie » et n’ayant pour tout vêtement que, « autour des reins, un cilice fait en crins de cheval. » Il arrive au moment où la jeune femme vient de tuer l’unique prisonnier survivant ; et, tout de suite, de sa voix perçante de « crieur des lagunes, » il maudit solennellement « la nouvelle Jézabel. » Et comme Basiliola se moque de lui, disant que, si elle est une Jézabel, lui-même n’a de commun avec Elisée que le manque de cheveux : « Tu me railles, lui répond le visionnaire : mais, aussi vrai que le Seigneur est vivant et que ton âme, à toi, ne vit point, je te déclare que mon pied calleux foulera la beauté de ta gorge ! » Alors l’impudente créature se moque aussi de son Dieu. Elle affirme que l’autel païen de la Victoire est « plus beau que la potence servile des chrétiens. » Ainsi la querelle se prolonge, toujours plus furieuse, pendant que nous voyons s’approcher lentement le navarque Marco Gratico, tête baissée, tremblant sous le poids de sa honte et de ses remords. Mais à peine l’ascète l’a-t-il aperçu, qu’il se détourne de la pécheresse, et s’avance vers lui : « O Gratico, lui dit-il, es-tu bien celui qui nous est revenu empourpré d’un sang triomphal, celui que nous avons vu constitué chef du peuple, par un pacte sacré ? Je te retrouve vendu aux mains d’une femme, et privé de tes sens ! Et le pacte est rompu ! L’hymne s’est changé en une cantilène de courtisane !… Pour cette créature que voici, tu es devenu presque matricide ! D’un double sacrilège, tu as injurié, à la fois, la diaconesse et ta mère !… Fils d’Ema, fais amende de ton crime ! Ramène ta mère dans le lieu saint, et jette dans la fosse la prostituée, afin qu’elle s’y consume de son propre feu ! » Basiliola se rend compte du terrible combat intérieur que ces