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le droit qui est en cause, c’est l’usage qui en est fait, en ce moment, après une longue accalmie. La ligne dont il s’agit, lorsqu’elle sera construite, mettra directement Salonique en communication avec Vienne et Berlin, avec l’Autriche et l’Allemagne. Il est tout naturel qu’on s’en soit ému à Saint-Pétersbourg, et cette émotion ne se calmera probablement pas de sitôt. Il faudrait, pour qu’elle cessât, ou que l’Autriche renonçât à son projet, — ce qui est difficile, — ou qu’on donnât des compensations à la Russie, ce qui peut-être n’est pas impossible.

Ce fait inopiné pourrait, si on le laisse s’aggraver, amener quelques changemens dans la situation des puissances les unes à l’égard des autres ; et d’abord, cela va sans dire, de la Russie et de l’Autriche ; mais ses conséquences ne s’arrêteraient peut-être pas là. On a pu constater tout de suite, par la lecture de leurs journaux, que l’Allemagne voyait d’un œil favorable le projet autrichien, et que l’Italie, au contraire, était disposée à partager les sentimens de la Russie. Mais tout cela n’est encore qu’indiqué. En même temps, les puissances balkaniques, qui étaient tenues en respect par l’accord anglo-russe, commencent à se demander si le conflit des deux puissances ne pourrait pas leur rendre à elles-mêmes plus de liberté, et ce sont là des questions qu’il est périlleux de leur laisser se poser, surtout à l’approche du printemps. Gardons-nous, toutefois, de mettre les choses au pire. Les puissances sont sages ; l’Autriche et la Russie sont prudentes et avisées ; il suffit sans doute qu’un danger apparaisse pour que tout le monde s’applique à le conjurer, et les moyens ne manquent pas lorsqu’on y met de part et d’autre de la bonne volonté. L’incident n’en est pas moins significatif, parce qu’il montre sur quelles bases fragiles repose la sécurité de l’Europe. Qui aurait cru que le baron d’Ærenthal, persona gratissima à Saint-Pétersbourg où il a été longtemps ambassadeur, et qui semblait devoir consacrer ses efforts à rapprocher encore l’Autriche de la Russie, jetterait entre elles ce brandon de discorde ? Cela prouve une fois de plus qu’il ne faut se fier à rien, ni à personne : mieux vaut se tenir prêt à tout.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.