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Au-dessus de la question canadienne-française la question simplement canadienne se pose elle-même au sujet de l’émigration. Tous ceux qui ne se laissent pas endormir, dans le Dominion, par le confort matériel et par l’extraordinaire développement économique, se demandent si cet accroissement prodigieux de l’immigration est un réel avantage pour le Canada. Partie du chiffre de 21 000, il y a dix ans, l’émigration, par bonds successifs, en était, en 1900, au nombre de 180 000. 1907 s’est clôturé sur 275 000[1]et, en haut lieu, l’on « espère, » l’année prochaine, importer 500 000 hommes : nous n’oublions pas que les Canadiens indigènes sont en tout 5 millions. D’après les données mêmes du ministère de l’Intérieur, dans cinq ans, pas plus, le Canada comptera 11 millions d’habitans, dont la moitié, S millions 600 000, seront nés en pays étranger. C’est comme si la France, à supposer qu’elle les pût admettre, recevait en un an 2 millions et demi de nouveaux arrivans : voilà l’image de l’émigration canadienne en 1907 ; — comme si elle recevait 4 millions d’étrangers : voilà l’image de l’émigration probable au Canada en 1909.

Et encore, dans la France, ce pays si bien limité et si bien centré par la nature, de nouveaux arrivans seraient vite mis en contact avec tous les grands organes qui composent la vie du pays. Mais avec ses immenses plaines et forêts vierges, larges en tout comme l’Océan Atlantique lui-même, séparées les unes des autres par deux séries d’obstacles naturels, à une extrémité, les Montagnes Rocheuses, et, vers le milieu, le groupe des Grands Lacs, orageuses « mers intérieures qui établissent dans ce continent une solution de continuité[2], » le Canada n’est point un pays proprement dit, c’est plutôt une expression géographique. Je l’ai même entendu appeler en public par un patriote canadien « une absurdité géographique. » Dans un tel pays, une aussi formidable invasion d’émigrans ne pourrait être vraiment profitable à l’unité nationale que si elle avait le temps de s’imprégner du caractère, des habitudes, des traditions de la population indigène : or, cette armée pénètre bien en Canada, pour la majeure partie, par les rives du Saint-Laurent et la province de Québec ; mais elle ne

  1. Déclaration de M. Frank Oliver, ministre de l’immigration (Vérité, du 28 décembre 1907).
  2. Mot d’un Anglais très attaché au Canada, dans une conférence de Montréal en 1906.