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LE SOLITAIRE


Le bouc velu, soudain furieux, s’est cabré.
Le mufle écumant, l’œil hagard, le rein cambré,
Contre le tronc rugueux d’un orme séculaire
Il épuise âprement sa subite colère.
Vingt fois, précipitant les coups et s’acharnant,
Sans fatigue il bondit sur l’arbre frissonnant ;
Vingt fois, sans que l’effort répété le harasse,
Il heurte son front rude à l’épaisse cuirasse.
L’écorce éclate au choc de ses cornes de fer ;
Mais le rival plus jeune auquel il serait fier
De jeter le défi brutalement farouche
Qui hérisse son poil et bave par sa bouche,
Qui, dès l’aurore, en son regard sauvage a lui ;
Mais l’époux préféré des femelles, celui
Qu’elles suivent partout, dociles et passives,
Guide la troupe loin des cornes agressives,
Et, lui-même évitant, caché dans un ravin,
Le mâle exaspéré dont le délire est vain
Et qui longtemps encor prend le tronc dur pour cible,
Subtil, se dissimule à sa haine irascible.


LA NOURRICE


Comment évoquerai-je en cette Géorgique
La scène pastorale et le tableau magique
Dont naguère mes yeux charmés furent témoins ?
Quels vers seront assez harmonieux, à moins
Que tout ce qui gémit, chante, soupire ou bêle,
Prêtant un peu de grâce au rythme trop rebelle,
N’amollisse à sa guise et ne plie à son gré
La fluide douceur de mon verbe inspiré ?…
A l’heure où le soleil rougit l’azur et monte,
Quelques brebis, encor frileuses de la tonte,
Erraient dans un pacage avec leurs agnelets ;
Et l’ample aurore, après l’aube aux tons violets,