Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/493

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

marchait, célèbre à la Chopinette, célébré même sur le Parnasse : « Un Apollon Rhodien ! » s’était écrié un poète… Ce jour-là, toutefois, le badaud remarquait aux Tuileries quelque chose d’insolite : la grille aux fers lancéolés qui clôturait la cour restait fermée : « Tiens, tiens, pourquoi ? Que se passait-il au Château ? » Soigneusement close et gardée par des factionnaires, cette grille étalait aux regards les dorures de ses coqs gaulois qui, les ailes éployées, dressés sur leurs ergots, semblaient claironner un combat. Quatre socles, édifiés récemment, les flanquaient à droite et à gauche, et, sur ces piédestaux, se dressait le trophée conquis à Venise : les chevaux byzantins, regardant de travers, piaffant avec lourdeur. Un clair et gai soleil, — le soleil de Bonaparte, — brillait au ciel de floréal, déversant ses rayons sur la multitude amusée. Çà et là, stationnaient aussi divers « observateurs, » mouchards de la police : des numéros 7, 24, 28, 38, 57 bis dont les noms d’émargeurs sont encore un secret ; d’autres encore, moins mystérieux ceux-là, des ci-devant : un M. de la Cornillière par exemple. Flânant et baguenaudant, pareils à des « gobe-mouches, » ces honnêtes gens regardaient, écoutaient, préparaient leurs bulletins. Autour d’eux s’épandait l’esprit de la badaudaille, sa blague et ses gaudrioles. Les coqs gaulois excitaient son hilarité. « Eh ! l’ami, admire donc la basse-cour ! » une facétie alors très en faveur, — innocente, au faubourg Saint-Antoine ; venimeuse, au faubourg Saint-Germain. Mais cette irrévérence de la multitude n’inquiétait par les citoyens « observateurs… »

Huit jours auparavant, le dimanche de Pâques 1802, ils avaient assisté au plus émouvant des spectacles, entendu la grande voix de Paris acclamant Bonaparte[1]. Au fracas des salves d’artillerie, aux tintemens de l’Emmanuel, le Consul avait célébré le retour de la paix… La paix ! — la paix dans les consciences, la paix sur la terre et sur l’Océan ; après dix années d’incessantes tueries, c’était enfin la paix ! Et le pacificateur était allé à Notre-Dame pour rendre son autel au Dieu triomphateur de la Raison. Mais il s’était ménagé pour lui-même toute une vivante apothéose. Dans les tortuosités des rues fourmillantes trois cent mille enthousiastes avaient vu se dérouler un fastueux, bizarre, interminable cortège : hussards, dragons, chasseurs, garde

  1. Voyez dans notre précédent récit : le Complot des Libelles, la description de la cérémonie de Notre-Dame, le jour de Pâques (1802).