Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/498

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Bonaparte semblait être soucieux. Il s’avançait, le des voûté, inclinant la tête, et parfois un soupir entr’ouvrait ses lèvres pincées. Soit fatigue des labeurs quotidiens, soit ennui d’en être distrait, telle était son attitude coutumière aux jours de cérémonies, de corvées officielles. Un des curieux qui, vers cette époque, l’aperçut au passage, le jeune et alors fervent bonapartiste Charles Nodier, nous a tracé de sa courte vision un exact et précieux croquis : « Aucun portrait n’est ressemblant. Il est impossible de saisir le caractère de cette figure ; mais sa physionomie terrasse et je n’ai pu encore m’en relever. Le général a le visage très long ; le teint d’un gris de pierre, les yeux enfoncés, fort grands, fixes et brillans comme un cristal. Il a l’air triste, affaissé, et il soupire de temps en temps… Quel homme ! Comme on l’aime, comme on l’admire ; comme on déteste ses ennemis !… » Et pourtant, en dépit de pareils enthousiasmes, ces ennemis ne désarmaient pas : Bonaparte, dans ce moment même, redoutait une tentative d’assassinat.

Depuis quelque temps, il recevait par la poste d’énigmatiques et alarmans avis ; on lui dénonçait des complots, on lui annonçait un attentat prochain. Envoyées de Paris ou timbrées en province, ces lettres arrivaient aux Tuileries, chaque jour plus nombreuses. Plusieurs portaient des signatures d’évidente fantaisie ; la plupart cependant conservaient l’anonyme. Du reste, absence voulue d’indications précises ; pas un nom de conspirateur, aucun détail sur leurs projets. Très vagues, et à dessein obscures, les unes se faisaient affectueuses, désolées, suppliantes : « Pour le salut de la Patrie, général, veillez avec plus de soin à votre conservation ! Méfiez-vous des traîtres ; ils fourmillent, ils pullulent : j’en connais ! » D’autres semblaient poser quelque facétieux logogriphe : « Garde à vous ! Une petite troupe scandaleuse désire et espère avant peu se venger de vos outrages. » Mais, railleurs ou éplorés, tous ces donneurs d’avis poussaient un même cri d’alarme : ouvre l’œil, Bonaparte ; on en veut à tes jours !… Courageux à son heure, et volontiers alors risquant sa vie, Napoléon eut toujours l’âme superstitieuse. Le mystère l’attirait, et tant d’admonitions étranges lui avaient paru inquiétantes. Il s’irritait. Quoi ! sans cesse et sans cesse des complots ! Encore le chouan ; le jacobin encore ! Que faisait donc Fouché ?… Chaque matin, durant le travail quotidien, à dix heures, le Consul apostrophait rageusement son ministre de la Police. Mais