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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/528

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fille de qualité[1] ; sur la toute-puissance dont il jouit en Russie ; sur les trésors qu’il accumula, puis sur la rapidité de sa chute[2]et les dix-huit années de son exil en Sibérie[3], sur son retour inespéré, d’abord à Tobolsk, ensuite à Pétersbourg, et enfin dans son duché de Courlande. Tous ces faits appartiennent à l’histoire, ainsi que les malheurs qui frappèrent mon père, à la suite de ceux qui détruisirent la Pologne.

Dans un pays qui n’a pas encore atteint la civilisation, la tradition est bien plus abondante que l’histoire ; elle fournit encore lorsque celle-ci semble épuisée. C’est ce qui me fait rechercher avec soin tout ce qui peut être resté dans ma mémoire des récits avec lesquels mon père et ma mère amusaient mon enfance et satisfaisaient ma curiosité. Mes grands-parens étaient morts longtemps avant ma naissance ; je n’ai vu d’eux que des portraits. Celui de mon grand-père, Ernest-Jean Bieren[4], duc de Courlande, se trouve maintenant à Valençay. Son visage annonce de l’esprit et de la volonté ; on comprend en le regardant que ses conseils, leur hardiesse, disons même leur férocité) aient pu assurer à la duchesse Anne de Courlande la couronne de Russie[5]. Il fut, jusqu’à la mort de cette princesse, l’objet de sa faveur la plus signalée, et, à ce qu’on croyait

  1. En 1723, il épousa Benigna von Trotta-Treydem.
  2. Avant de mourir (octobre 1740), la tsarine Anna Ivanovna institua, par testament, Biren régent de l’Empire. L’héritier du trône était un enfant au berceau, l’empereur Ivan VI, fils d’Anna Leopoldovna et d’Antoine de Brunsvick-Bevern. Cette régence fut de très courte durée. Le général Munich, jaloux de la domination de Biren et de complicité avec les parens du jeune empereur, fut l’instrument de sa chute. Le duc, de Courlande fut condamné à mort le 8 avril 1741, reconnu coupable, entre autres crimes, d’avoir attenté à la vie de la défunte impératrice en la faisant monter à cheval par de mauvais temps. Il devait être écartelé si un manifeste du 14 avril suivant ne fût venu convertir cette peine en un exil perpétuel.
  3. L’exil du duc de Courlande dura vingt-deux ans, puisqu’il se prolongea jusqu’à l’avènement de Pierre III (janvier 1762).
  4. Bühren devenu Biren en russe. Ce dernier nom déformé est devenu Biron, orthographe généralement adoptée.
  5. A la mort de Pierre II, dernier rejeton de la ligne mâle de Pierre le Grand, la maison de Romanof n’était plus représentée que par des femmes. Depuis l’oukase de 1721, il n’y avait plus de droit successoral et la couronne restait entre les mains du Conseil suprême, qui détenait effectivement le pouvoir. Il en disposa en faveur de la fille d’Ivan, Anne de Courlande.