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lui, et comme on les posera, semble-t-il, de plus en plus. Point de société sans morale, et point de morale sans religion. Point de religion sans christianisme, et point de christianisme vrai, durable et progressif en dehors du catholicisme. Chose plus méritoire encore, à quarante-six ans, à un âge où l’on ne change plus d’ordinaire, où les idées sont arrêtées, et figées, où l’on a parié une fois pour toutes, il a eu le rare courage, contre ses intérêts les plus manifestes, de commencer et d’achever l’une des évolutions morales et religieuses les plus importantes du siècle qui vient de finir, et de reconstruire sa vie intérieure sur des bases toutes nouvelles. C’est ce qu’il appelait, d’un mot que M. de Vogué a éloquemment commenté, « s’être en toute occasion laissé faire par la vérité. » Ce noble témoignage, il pouvait, en toute assurance, se le rendre à lui-même.

Et ce fut par-dessus tout un superbe ouvrier de Lettres, toujours agissant, toujours combattant, toujours parlant, lisant, ou écrivant. Jusqu’à son dernier souffle, il a été sur la brèche, et il est mort littéralement la plume à la main. Par son activité, par son désintéressement, par son stoïcisme, il a forcé l’admiration de ceux-là mêmes qui l’avaient le plus violemment combattu. Il avait provoqué, un peu gratuitement parfois, car il aimait la contradiction, des animosités assez vives. « Un critique est un buisson sur une route : à tous les moutons qui passent, il enlève un peu de laine. » On finira par oublier ces misères, et par rendre pleine justice à l’œuvre et à l’artisan. On saura gré à celui-ci d’avoir cru comme il l’a fait, — il le déclarait encore, presque solennellement, dans son tout dernier article, — « au pouvoir des idées. » On lui saura gré, ayant pu être tant d’autres choses, d’avoir été un simple critique, un grand critique, et de n’avoir voulu être que cela. Mais de la haute et large façon dont il entendait son rôle et sa fonction, il a renouvelé parmi nous la notion de son art ; il a mêlé la critique à la vie morale et religieuse de son temps ; il a achevé de la constituer en dignité. Et peut-être, pour résumer cette œuvre et cette vie, me sera-t-il permis de leur appliquer, en la modifiant à peine, une parole célèbre de ce Pascal qu’il aimait tant : « Ceux-là honorent bien la critique, qui lui apprennent qu’elle peut parler de tout, et même de théologie. »


VICTOR GIRAUD.