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d’un regard plus attentif et plus anxieux, en historien, en sociologue et en moraliste tout ensemble, « la crise morale des temps nouveaux[1]. »

Elle n’est pas nouvelle, cette crise ; mais, depuis une trentaine d’années, en France surtout, et sous différentes influences, elle a pris une douloureuse, une terrible acuité. Ce qui est en question, ce sont nos raisons mêmes de vivre. Tant d’idées nouvelles ont été jetées dans la circulation, tant de théories ont été conçues, tant de doutes ont été formés sur les notions qu’on jugeait autrefois les plus évidentes, que nous ne savons plus si, oui ou non, la vie mérite qu’on la vive. Et nous savons moins encore comment nous devons la vivre. Nous rangerons-nous à la tradition ? Ou tenterons-nous délibérément des voies nouvelles ? Et si oui, entre les innombrables systèmes de morale qui se sucer dent tous les jours, qui se disputent avec fracas la faveur publique, lequel choisirons-nous, et au nom de quel principe ? Car ils se contredisent tous, et non pas seulement sur les idées générales qui les fondent, mais sur le détail des devoirs qu’ils imposent, ou des conseils qu’ils suggèrent. Positivistes, criticistes, évolutionnistes, pessimistes, idéalistes, naturalistes, que sais-je encore ? autant d’hypothèses, et autant de solutions différentes du problème moral. Puisqu’il est entendu que la morale devra être indépendante de la religion, le sera-t-elle aussi de la métaphysique ? Et si oui, sur quoi l’appuierons-nous ? Sur une idée ? sur un sentiment ? ou sur un fait ? Sur la science ? sur l’intérêt individuel ? ou sur l’utilité sociale ? Constituerons-nous une morale du « surhomme ? » une morale de la concurrence ? ou une morale de la solidarité ? Et à la solidarité de fait qui nous unit à tous les autres hommes, — et que nous pouvons répudier d’ailleurs, — réussirons-nous à substituer la solidarité consentie, recherchée, poursuivie, aimée pour elle-même, celle qui oblige et qui lie, et qui est la vraie solidarité morale ? Enfin, la morale que nous aurons édifiée sera-t-elle impérative, et à quel titre ? Ou bien sera-t-elle sans obligation, ni sanction ? et qu’on ne dise pas que toutes ces questions théoriques importent peu à la pratique : en fait, c’est bien à la pratique qu’elles

  1. La Crise morale des temps nouveaux est le titre d’un livre récent et excellent qui, publié par M. Paul Bureau, au mois de mai 1907 (Paris, Blond), vient d’arriver à la 10e édition, et qui prouve, par son succès même, que la crise est aujourd’hui plus actuelle que jamais, et qu’elle n’est pas près d’être achevée.