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là sont le déséquilibre et la névrose, et il révère trop la force et la forme de la vie pour ne pas abominer d’instinct, d’une horreur égale à celle de Nietzsche, tout ce qui débilite la première et dissout la seconde.


Aussi bien la sensibilité n’est que le premier signe de la vie. Son essence est active ; elle réside d’abord dans l’organique et sourde volonté qui construit la forme du corps, — et nous pouvons ajouter de l’âme, laquelle s’assemble et s’édifie peu à peu, — puis dans la claire volonté consciente, la puissance autonome qui produit les actes personnels, logiques et précis.

L’intégrité de son énergie vitale, tel est donc le premier bien de toute créature. Toujours à propos d’un homme, à propos d’un peuple aussi, la question à se poser avant toute autre est celle-ci : Quel est son degré de vitalité ? Est-ce un demi-cadavre incapable d’action et de réaction ? Aux événemens du dehors, son cœur, son cerveau peuvent-ils répondre avec justesse et promptitude ?


Routines, préjugés, automatismes, paresses, ankyloses de l’âme et de l’esprit, rigidité de la mort qui commence ou de la mort achevée, les prendrons-nous pour la vie véritable ?… La vie véritable est la force indépendante qui absorbe, façonne et gouverne les élémens extérieurs ; c’est une puissance d’assimilation qui transforme les choses du dehors en nourriture ou se les soumet comme instrumens… La vie fausse, toute proche de la stupeur et de la mort, peut agir encore, alors même qu’on ne peut pas dire qu’elle anime ; il n’est pas toujours facile de la distinguer de l’autre. C’est cette vie de la coutume et de l’accident, où tant de nous consument leurs années, où nous faisons ce que notre volonté n’a pas voulu, où nous disons ce que notre esprit n’a pas pensé ; cette vie qui, loin de grandir et fleurir sous le bienfait de la rosée, ne peut que s’y pétrifier et s’en couvrir comme d’un givre, en devenant à la vie spirituelle ce qu’une arborescence de glace est à une verte plante : une cristallisation de pensées et d’habitudes, friable, dure, gelée, incapable de fléchir ou de croître, et qui se pulvérise à tous les chocs. Tous les hommes peuvent se laisser engourdir ainsi, au moins à la surface ; tous sont plus ou moins chargés, encroûtés de matière inerte et parasite. Seulement, s’ils ont en eux l’énergie de la vie, toujours ils font éclater cette écorce, qui tombe alors et pend autour d’eux comme les lambeaux noircis d’un bouleau qui pèle, témoignage de leur propre énergie intérieure. Mais quel que soit notre effort, une grande partie de nous-mêmes se meut dans une sorte de rêve. Nous y jouons à peu près nos rôles, du moins aux yeux de nos compagnons de rêve, mais sans claire conscience de ce qui nous entoure et de ce qui est en nous[1].

  1. Seven Lamps of Architecture, V, § 3.