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tenaces, quand ils tendent toujours, à l’encontre de toute pression à se reformer d’eux-mêmes, quand ils sont rebelles au raisonnement, aux tentations, aux muettes suggestions de l’exemple contraire, on peut dire que la personne est véritablement construite, soutenue du dedans comme par une armature.

Mais tant de constance n’est possible que si la morale et la religion sont enfoncées au plus profond de l’être ; leur force est celle des habitudes quasi héréditaires, cultivées et précisées dès la première enfance.

La religion d’un homme est le sentiment qui le soumet, en dehors de tout raisonnement, à l’accomplissement de devoirs, à l’acceptation de croyances propres à une certaine société dont il est membre, et qui se distingue du reste de l’humanité. Je dis en dehors de tout raisonnement, car ce sentiment ne relève pas de la raison et souvent lui est supérieur, analogue à celui qui ramène l’abeille à sa ruche et l’oiseau à son nid. La religion d’un homme est la forme de repos mental, la demeure d’âme que ses pères lui ont en partie construite, et qu’en partie il s’est construite lui-même par son juste respect pour la coutume ancienne. Il se peut qu’un soudain afflux de savoir nouveau l’oblige à laisser aux chauves-souris et aux taupes les idoles d’autrefois. Mais il faut un événement d’espèce vraiment miraculeuse pour qu’il lui soit permis de quitter la religion des aïeux, et, à coup sûr, l’événement est non providentiel, mais néfaste, s’il excite l’homme à insulter la foi qu’il abandonne[1].

Ces points de vue sont tout anglais et pratiques. Une religion pour Ruskin, c’est d’abord l’enveloppe ancienne et vénérable où se conserve une morale, et dans le christianisme vit la morale la plus altruiste qui soit, la plus sociale, puisqu’elle enseigne d’abord le commandement d’amour. Lui-même est surtout un social qui souffre sa pire douleur à la vue de la misère, des erreurs et des vices qui diminuent son groupe, et qu’une ardente réaction précipite alors en avant pour combattre ou sauver. Si l’on veut prendre idée de ce que fut chez lui la force de cet instinct, il faut lire son Sésame et les Lys, la plus véhémente de ses prédications, passionnée jusqu’au lyrisme visionnaire, surtout le finale, étrange, tremblant et transporté du sermon intitulé Jardins de Rêve. Il faut connaître sa vie, ses charités, ses entreprises, toutes les œuvres d’éducation et de réforme dont il fut le fervent inventeur et qui lui prirent le plus clair de sa fortune et de son temps. À constater en lui tant de puissance de

  1. Val d’Arno, IX.