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ou la convaincre : sur toutes choses elle a son opinion certaine, opinion qui n’est point sotie, et se rapporte bien à ses propres fins. Nulle tâche, nul instinct tyrannique ne l’obligent. Le ver de terre a ses trous à creuser, l’abeille a ses récoltes et ses constructions, l’araignée sa toile, la fourmi ses trésors et ses comptes. Auprès d’elle toutes ces hôtes sont esclaves, tout au moins créatures de besognes vulgaires. Mais votre mouche, libre dans votre chambre comme dans le plein air du jardin, noire incarnation du caprice, et qui erre, explore, zigzague, quête, voltige à mille festins faciles, — de l’étalage sucré de l’épicier aux pourritures de l’arrière-cour du boucher, de la plaie sur le dos d’un cheval de fiacre à l’ordure brune sur la route, d’où le sabot du cheval la fait lever dans un bourdonnement de républicaine colère, — quelle liberté pouvez-vous comparer à la sienne ?

Et de servitude, au contraire, est-il exemple plus pitoyable que celui de votre pauvre chien de garde ? Le mien, certes, est à plaindre. Il fait beau, mais j’ai ceci à écrire, et je ne puis sortir avec lui. Il est enchaîné dans la cour parce que je n’aime pas les chiens dans la maison, et le jardinier ne les aime pas dans le jardin. Il n’a rien que ses monotones et tristes pensées pour compagnie, et une troupe de ces libres mouches que, d’un mouvement de tête, il cherche toujours à attraper, toujours avec la même surprise de l’insuccès. S’il lui reste un vague espoir de sortir avec moi, lentement, d’heure en heure, cet espoir est désappointé, ou pire, brusquement éteint, changé en morne désespérance par un non autoritaire qu’il comprend bien. C’est sa fidélité qui scelle son destin. S’il ne gardait pas la maison, je m’en débarrasserais : il irait chasser avec quelque maître plus heureux. Mais il fait son métier de gardien : il est sage, il est fidèle, il est misérable. Sa haute intelligence animale l’élève à ces méditatifs pouvoirs d’étonnement, de tristesse, de désir et d’affection, qui lui font sa captivité plus amère. Et pourtant, s’il fallait choisir, chien ou mouche, quel parti prendrions-nous[1] ?


Nul doute possible pour Ruskin, la valeur morale de la libre mouche étant de même ordre que celle de la poussière qui vole, la dignité du chien, de même ordre, sinon de même degré que celle de l’homme, parce qu’il se connaît un devoir et s’y asservit. Point d’autre raison d’être à nos soixante ou soixante-dix années de conscience et d’activité entre deux abîmes, que l’effort par lequel nous collaborons à l’ordre éternel. A l’homme sain rien n’importe que sa tâche : son instinct, sa joie sont de s’y assujettir.


Ce n’est pas de liberté que vous avez besoin, mais de n’importe quel gîte bien à vous, où vous ayez la paix, avec de la lumière, pour y travailler, — rien d’autre. Et s’il vous fallait autre chose, ce ne serait toujours pas de la liberté, mais quelque direction, quelque enseignement,

  1. Queen of Air, III.