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sœurs vivantes des statuettes alexandrines, ces terres cuites aux polychromies un peu crues pour notre goût, d’une beauté légèrement poncive, et qui ne se sauvent d’être vulgaires qu’à force de fraîcheur et d’éclat.

Et pourtant, elles portent des toilettes ultra-modernes, tout ce qu’il y a de plus « parisien » pour l’Egypte. Leurs bijoux sont d’une facture très sobre, très européenne. Mais elles en ont trop. Les hommes eux-mêmes abusent des bagues, et, à chaque coup de leur fourchette, des rayons et des scintillemens s’échappent de leurs mains constellées de gemmes, comme les plaques d’or des icônes byzantines. Les tons violens des rubis et des émeraudes juxtaposés rappellent les rouges et les verts grossiers des bijouteries antiques. Ils ont beau faire, affecter des élégances toutes marseillaises, je sens que ces gens-là sont déguisés sous leurs vêtemens modernes.

Soudain, une apparition étrange qui semble arriver du lointain des siècles !…

Une femme passe, drapée de blanc du haut en bas. C’est par coquetterie sans doute, que cette Alexandrine porte le costume ancien des Phanariotes. Son voile de mousseline, agrafé à la naissance du cou, moule exactement l’ovale de sa tête menue, et, à la façon des Tanagréennes, elle pointe en avant son coude, d’un geste gracieux et provocant, sous le haïk de soie blanche qui se celle en mille plis au galbe de son corps. Et, comme tout ce pâle fantôme a la blancheur immaculée des marbres qui sont demeurés longtemps sous la terre, c’est une statue qui marche…

Elle a traversé le salon, sous les regards curieux qui la suivent. Les conversations reprennent, non plus en français, comme tout à l’heure, mais en grec, cette fois, car, autour de la table, ils se sentent presque en famille. Deux jeunes Musulmans et moi nous sommes les seuls « barbares » fourvoyés dans cette agape d’Hellènes. De temps en temps, on quitte l’idiome national : des vantards content leurs gains fantastiques, des coups de bourse invraisemblables, et ils publient la nouvelle en français, afin que nul n’en ignore. C’est à qui étonnera le voisin. Certains ont étalé sur la nappe, dans des vases fournis par le maître d’hôtel, les somptueux bouquets qu’apportèrent les proches ou les commis, des bouquets trop chers, trop capiteux, attifés de fanfreluches et de rubans, comme des bouquets de