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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/896

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jusqu’à la nausée l’atmosphère préparatoire. Ces Hellènes astucieux et bavards, dont je vois étinceler les bagues à travers la nuit, j’ai déjà suffisamment vécu avec eux pour les connaître. Je les ai rencontrés d’Alexandrie à Wadi-Halfa, au-delà des Cataractes, dans tous les endroits où l’on trafique et où l’on s’engraisse de l’étranger. Et, ainsi, je n’aurai pas les ébahissemens du touriste naïf devant des âmes ou des morales qu’il ignore.

Mais, surtout, l’Egypte aura retrempé et fortifié mes yeux déshabitués depuis longtemps de la splendeur africaine. La nudité ardente des espaces désertiques aura confirmé mon goût pour les grands horizons dépouillés de toute vaine rhétorique végétale. J’aurai perçu, là-bas, dans son abstraction la plus pure, le poème naturel des lignes et des couleurs, j’aurai surpris le travail multiforme de cette géométrie éblouissante, les combinaisons et les nuances les plus instables de cette austère musique lumineuse. Le Français qui tombe brusquement dans l’aridité méridionale ne se console point, quoi qu’il dise, d’avoir perdu ses plaines et ses montagnes herbeuses, les parcs de ses châteaux, et toutes les gentillesses bocagères de son canton.

J’aurai donc ce bonheur de saisir le paysage grec à son maximum d’intensité. Nulle époque n’est plus favorable que celle-ci. L’été, c’est le midi de l’an, le midi du monde, l’instant précis où il donne tout son fruit et tout son parfum. Cela est vrai aussi des pays du Nord. Je suis sûr que les fiords de Norvège ne sont jamais si beaux qu’aux feux du soleil d’août. On s’explique mal l’erreur des gens qui, sur la foi des Cook et des Baedeker, s’obstinent à visiter l’Egypte ou la Grèce, par des ciels brumeux d’hiver, ou d’aigres ciels printaniers tout brouillés de nuages et tout grelottans de froidure. Quelle image médiocre ils doivent en rapporter ! Évidemment, il en coûte une grosse fatigue d’escalader les mauvais sentiers de l’Arcadie ou du Taygète au plus fort de la canicule. Mais il faut souffrir un peu pour la beauté. Et même simplement pour bien voyager, il faut encore souffrir. Aujourd’hui, hélas ! on ne veut plus prendre de peine. On ne sait plus voyager.

En vérité, c’est une dérision d’accorder quinze jours à la Grèce et de s’estimer quitte envers elle. Il ne suffit pas de traverser les pays, il faut y demeurer quelque temps, y prendre ses habitudes. Les artistes et les gens de lettres, dont l’imagination au moins se dépayse plus facilement, devraient donner l’exemple.