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des lampes électriques, à travers les poussières voltigeantes, parmi les odeurs des crottins et des ruisseaux stagnans, une immense muraille violette a surgi. On croirait voir fumer un bûcher colossal. Les brumes transparentes qui l’enveloppent font songer à un écroulement de nuées chimériques, dans un ciel du Tiépolo. Au sommet, le portique jauni de l’Erectheion, avec ses grêles colonnes, s’amenuise mignardement comme un petit tabernacle portatif. Mais les pièces de bois des échafaudages accotés au rempart émergent et luisent, tels des obélisques de bronze sur la corniche d’un palais.

Ce mur énorme et fantastique, qui barre l’horizon et qui a l’air d’être maçonné avec des pierres précieuses, est un des spectacles les plus étranges et les plus grandioses que l’Athènes moderne puisse offrir.

On marche, et l’illusion, bien loin de se dissiper, semble grandir.

Cependant, l’ambiance est plutôt fâcheuse pour les personnes non averties. Ce boulevard rectiligne qui s’annonce d’abord si pompeusement est bordé de bâtisses communes et envahi par de sordides négoces. L’ignominie spéciale des officines de bakals se traduit par des effluves nauséabonds de basses épiceries et de comestibles en travail. Des plaques grouillantes de mouches recouvrent les tables des cabarets et, par les fenêtres ouvertes des xénodochions à punaises, de lamentables rideaux étalent leur misère prétentieuse. Sur le seuil des boucheries, au milieu du trottoir, on égorge les moutons : le sang coule dans le caniveau…

Comment ces laideurs et ces pauvretés s’harmonisent-elles avec l’invincible beauté qui rayonne là-bas, par-dessus les masures de la vieille ville ?… On ne sait trop, mais cela s’arrange et se compose sans effort. La chaude atmosphère étouffe les relens d’animalité humaine, et toutes les choses s’apparentent et se fondent dans une égale intensité lumineuse. Les reflets vermeils qui fleurissent les métopes des temples sont les mêmes qui colorent les tas d’oranges et d’aubergines sur les éventaires des marchands de légumes. Tout se tient. À cette roche éblouissante et âpre de l’Acropole il faut le hâle et la poussière, le jour cru et le cadre débraillé de cette rue levantine ! Elle serait déplaisante dans le décor trop fin d’une de nos avenues parisiennes.