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« Chère Minna ! » ainsi je t’appelle encore dans l’heure bien lourde que je traverse, aujourd’hui, par ta faute ! Ainsi je t’appelais autrefois, lorsque n’était pas encore survenue entre nous une division atroce et irréparable ; et ainsi je continuerai toujours à t’appeler, dans mon souvenir !… Ce qui, jusqu’à présent, m’attachait invinciblement à toi, malgré des choses que je n’ai pas besoin de te rappeler, c’était l’amour, un amour qui dominait toutes les différences, — mais un amour que tu ne m’accordais pas au degré où je l’éprouvais moi-même. Peut-être ressentais-tu pour moi tout ce que tu es capable de ressentir ; mais ce dont j’avais besoin, l’amour sans condition, l’amour qui nous fait aimer autrui tel qu’il est et pour ce qu’il est, cet amour-là ne pouvait entrer dans ton cœur, car depuis longtemps déjà tu as cessé de me comprendre. Depuis notre nouvelle réunion, c’est le devoir seul qui t’a inspirée, dans ta conduite envers moi ; et c’est encore le devoir, non l’amour, que tu nommais dans ton avant-dernière lettre…

A Dresde, déjà, ton mauvais sentiment contre moi s’est manifesté, et a constamment grandi à mesure que les intérêts de mon art et de mon indépendance d’artiste me rendaient plus insupportables les stupides exigences de mon métier de chef d’orchestre… Lorsque je rentrais chez moi, profondément indigné et attristé d’une nouvelle humiliation, d’un nouvel échec, qu’est-ce que ma femme avait à m’offrir, au lieu de consolation et de sympathie réconfortantes ? Des reproches, de nouveaux reproches, rien que des reproches ! Et moi, cependant, avec mon goût irrésistible pour la vie domestique, je restais chez moi ; mais ce n’était plus désormais pour m’épancher et recevoir du réconfort ; ce n’était plus que pour me taire, pour me laisser ronger par mon souci, et pour être seul !…

Mais assez là-dessus ! L’heure décisive a sonné : j’ai dû fuir en abandonnant tout derrière moi. Un unique désir me restait, avant de quitter l’Allemagne : le désir de revoir ma femme… Et jamais je n’oublierai la nuit où l’on m’a réveillé, dans ma cachette, pour accueillir ma femme ; froide et pleine de reproches, elle s’est dressée devant moi et m’a dit : « Voilà, je suis venue, puisque tu m’as demandée ; maintenant continue ton voyage, et moi, je vais repartir dès cette nuit ! » Enfin, quelque temps après, j’ai eu le bonheur d’obtenir que tu vinsses me rejoindre à Iéna, pour y échanger avec moi un chaud et cordial adieu. Cet adieu a été ma consolation dans l’exil, et je n’ai plus eu d’autre idée que de te ravoir pour toujours. Sur quoi j’ai reçu bientôt, aux environs de Paris, cette malheureuse lettre qui m’a glacé par son manque de cœur… Ce qui s’est passé depuis lors, tu ne l’as sûrement pas oublié. Dans ta lettre suivante, tu m’as annoncé ta résolution de venir près de moi à Zurich ; et tu es venue, et tu sais quelle a été ma joie ! Mais, hélas ! ce n’était pas vers moi que tu étais venue, mais vers l’homme dont tu supposais qu’il allait aussitôt composer un opéra pour Paris… C’est alors que, pour la première fois, je me suis senti infiniment seul en ta présence, car j’ai vu qu’il me serait impossible de te conquérir toute à moi !… N’importe, pour te procurer la paix, je me suis remis sérieusement à mes plans de Paris… Et je me suis rendu ici, où je n’ai eu qu’une préoccupation : la préoccupation non de moi-même, mais du toi et de notre vie commune. Une amitié de l’espèce la plus rare et la plus élevée s’est présentée à moi, qui, tout à coup, a éloigné de moi le souci de mon pain