Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 45.djvu/125

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

assurément, le colosse, et regardant l’infime pékin de la hauteur de ses six pieds trois pouces ; bien raffalé, cependant ! La friperie de son vêtement montrait la corde ; la pâle maigreur de son visage annonçait la souffrance et la faim. Avec fierté, il étalait sa superbe gueuserie, insensible aux sourires moqueurs, coudoyant dédaigneux les bourgeois bedonnans… « Bah ! Marieusse ? Je vous croyais en prison, camarade ! » — « Té !… C’est pourtant moi, petit ! »

L’ami que Donnadieu venait de retrouver était un autre natif du Midi, un Provençal d’Azaï, la poudreuse, — l’Aix, des Bouches-du-Rhône, — et se nommait Marius Bernard. Fils de chétifs pacans, le pauvre hère semblait être né sous une maligne étoile. Au jour de sa naissance, quelque invisible fée, — la méchante fata des légendes, — s’était penchée sans doute sur cet enfant de la misère, lui accordant pour l’avenir noble mine et courage, lui refusant bonheur et résignation. Bernard avait toujours souffert de la malchance, s’agitant, mais en vain, pour en corriger les rigueurs. Capitaine à la 24e d’Infanterie, et déjà quadragénaire, il avait marqué le pas, durant dix années, malgré ses neuf campagnes, en dépit de ses trois blessures. Et cependant, c’était un brave, que de nombreux exploits, à l’armée d’Italie avaient fait connaître. Après la défaite de Novi, cet homme, avec ses grenadiers, avait arrêté la poursuite de la cavalerie autrichienne, préservé l’arrière-garde française en déroute, empêché un désastre. Tous ses chefs l’estimaient et ses notes étaient bonnes : trop vantard, à vrai dire, caressant la bouteille, mais n’ayant ni dettes criardes, ni liaison scandaleuse, même dûment marié à une cousine de général. De plus, ce vaillant n’était point illettré. Bernard avait de l’orthographe, discourait en termes choisis, et souvent courtisait la muse, la Polymnie lyrique. Toujours sublime en son phébus, composant l’ode et l’épode, le grand Marius inventait de stupéfians alexandrins, poésie sans césure, aux rimes audacieuses : son génie pindaresque faisait l’admiration des camarades… Intrépide comme un Léonidas, et plus savant qu’un habit vert ! Pourquoi donc un aussi bel homme, doué par les dieux d’aussi beaux dons, était-il aujourd’hui capitaine en réforme ? La « guigne » hélas ! la redoutable guigne ; mais Bernard disait : « l’injustice. »

Donnadieu l’avait connu à Milan, lorsque le général Brune y commandait en chef. Marieusse le gigantesque était célèbre dans