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vrai Cagliostro de finances. Moyennant quoi, on avait réorganisé une maison : pages, mousquetaires, chevau-légers, gendarmes, compagnie de Saint-Louis, gardes de la porte. Les uniformes étaient brillans, moins que ceux de l’armée de Condé.

Celle-ci tout d’abord relevait de l’opérette. Chacun y voulait être officier, encore qu’on assurât aux soldats de royales payes. Calonne, alors, pour faire cesser les rivalités, mit les grades à l’encan. L’armée ainsi « organisée » vécut dans l’oisiveté, conseillère de vices. On allait remettre le Roi sur son trône, car il était tenu pour déchu. En attendant, on buvait sec et on se battait entre soi.

On se battait aussi « à la Cour. » Rivalités de femmes, les pires. Encore qu’il ne fût pas brillant sur ce terrain, le Comte de Provence, qui déjà jouait au roi, affichait une maîtresse, au moins en titre, la comtesse de Balbi. Mme de Polastron, maîtresse chérie d’Artois, ayant affronté cette Montespan d’exil, des conflits éclatèrent, aigus, éternels[1]. Cependant la princesse de Monaco, vieille compagne de Condé, jetait de l’huile sur le feu. « Ces trois divinités » brouillaient les cartes… et les parens. Le caustique Provence riait de ces compétitions : le soir, renversé dans son fauteuil, l’extrémité de sa canne dans son soulier, il raillait, contait, faisait la chronique scandaleuse. Quoi qu’il dît de son entourage, de la cour et de la ville, ce sceptique, nous pouvons le croire, en pensait encore pire.

S’il s’en fût tenu au coin du feu, il n’y eût eu que demi-mal. Mais parfois il enflait la voix à son tour pour se faire entendre à Paris, et c’était fort dangereux : car ce railleur savait être d’une emphase meurtrière. Plus on priait les princes de se taire, plus ils parlaient. Si Louis XVI se sent mis en péril, qu’importe ? « Nos ennemis mêmes, répond avec un sang-froid admirable le futur Louis XVIII, ont trop d’intérêt à votre conservation pour commettre un crime inutile. » C’est après une lettre de ce style « abominable, » que Marie-Antoinette, frémissante, criait : « Caïn ! Caïn ! » Ces émigrés, qui tous avaient laissé des otages à la nation, mères, sœurs, frères, étaient eux aussi des Caïns inconsciens. « Je connais les chemins de Paris, s’écriait Broglie ; j’y guiderai les armées étrangères et de cette

  1. Cf., sur Mme de Polastron, le piquant volume de M. de Reiset, récemment publié : les Reines de l’Émigration. Mme de Polastron y fait figure, somme toute, sympathique.