sur leurs beaux yeux effarouchés, et elles font semblant d’écouter les musiques de l’orchestre qui joue, en ce moment, un air de Cavalieria rusticana.
Je confesse mon ahurissement de me trouver, à Chalcis, dans un casino bourgeois. Je cherche Iphigénie parmi tous ces chapeaux féminins qui fleurissent la terrasse jusqu’au milieu du quai ; mon regard rencontre celui de ma voisine, — l’aînée des deux jeunes filles, — un feu sombre passe dans ses noires prunelles, et il me semble qu’elles me disent, ces prunelles pleines de courroux : « étranger, est-ce assez ridicule cette poursuite perpétuelle de l’antiquaille, ces enthousiasmes rétrospectifs pour l’ombre d’une petite princesse qui, peut-être, n’exista jamais !... Certes, nous ne sommes pas des princesses, mais nous sommes Grecques, nous aussi. Ma sœur s’appelle Antigone, et moi je m’appelle Iphigénie, comme celle que tu cherches, et, comme elle encore, nous avons envie, toutes les deux, de faire un beau mariage... Seulement, les Achilles sont rares, ô étranger !... Allons, regarde-nous ! Nous valons bien les vieilles pierres que tu admires et les fables surannées qui t’éblouissent !... »
Ce discours muet me persuade, et je commence à trouver bien sottes mes déceptions. Vais-je donc, comme un pédant, me choquer de tout ce qui est moderne, et m’ébahir, comme un badaud, de ce que Chalcis, ville d’Aréthuse, ait des mastroquets et des apothicaires ? Eh quoi ! parce que les contemporains d’Agamemnon firent jadis la guerre de Troie, sera-t-il interdit à leurs descendans d’exister à leur guise, — qui est la nôtre ? La Grèce d’autrefois fut très supérieure à celle d’aujourd’hui, c’est entendu ! Mais la nouvelle Grèce a sur l’autre un grand avantage, c’est qu’elle vit, tandis que l’autre est morte... D’ailleurs cette Grèce ancienne, je la connais si mal ! M’aurait-elle autant charmé que voudraient me le faire croire ceux qui se la représentent d’après les livres et les statues ?... J’en doute ! Ce que l’Orient a conservé des mœurs antiques n’en donne point une très haute idée. L’ordure y voisinait constamment avec la splendeur, la trivialité sordide avec la magnificence, — et le son des lyres et des flûtes, si agréable à entendre dans les vers de nos poètes, eût écorché mes oreilles, tout autant que les mélodies aigrelettes des musiciens arabes... Ah ! non, les choses ne se passaient point, alors, comme sur les bas-reliefs et les vases peints !...