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« Amen, amen, Seigneur Jésus, amen. » La prière terminée, on la recommença, et, au moment précis où les « amen » montaient une seconde fois[1] dans les airs, Charles-Louis expira sans avoir fait un seul mouvement. Le tableau ne manque pas de grandeur.

Dans le désarroi qui suivit, on pensa à envoyer chercher à Francfort « deux cents aunes de velours noir pour le baldaquin et le lieu de repos ; » mais on oublia d’écrire à Liselotte ; d’où la scène contée par Mme de Sévigné : « (18 septembre 1680.) Le père de Madame… est mort : un gros Allemand le dit à Madame à peu près de cette sorte, sans aucune précaution. Voilà Madame à crier, à pleurer, à faire un bruit étrange, on dit à s’évanouir, je n’en crois rien ; ce n’est point une personne à donner cette marque de faiblesse. »

La première lettre que nous ayons de Liselotte après la catastrophe est du 24 septembre et adressée à sa tante : « Bien que les yeux me fassent si mal à force de pleurer que je n’y vois presque pas clair et que j’ai beaucoup de peine à écrire, je n’ai pas voulu laisser partir notre prince[2] sans lui donner une lettre pour Votre Dilection ; et, bien que la perte effroyable que nous avons faite me cause une tristesse et une douleur au-delà de toute expression, il me semble pourtant que cela me soulage un peu le cœur, d’écrire à une personne qui est aussi triste que moi et qui partage ma douleur. Quant à dire à Votre Dilection ce que j’éprouve, et dans quel état je passe mes jours et mes nuits, cela serait difficile par lettre ; mais Votre Dilection, hélas ! peut en juger d’après elle-même. Maintenant que j’ai une occasion sûre, je peux parler librement. Je vous dirai donc que Votre Dilection est encore plus heureuse que moi, car, si vous perdez autant, du moins n’êtes-vous pas obligée de vivre avec ceux qui ont certainement causé la mort de l’Electeur par le chagrin qu’ils lui ont donné, et c’est ce qui m’est dur à digérer. Votre Dilection me dit dans sa dernière lettre que vous vous réjouissez avec moi que je sois auprès du Roi, avec qui j’aime tant à être. Oui, avant qu’il eût ainsi persécuté papa, je l’aimais beaucoup, je l’avoue, et j’avais du plaisir à être avec lui. Mais depuis, je peux assurer à Votre Dilection que cela m’est devenu

  1. Une troisième fois, d’après l’une des relations.
  2. L’aîné des fils de la duchesse Sophie, le prince Georges-Louis, était venu faire un séjour en France.