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à dire, et beaucoup de bien. Opéra orchestral par le rôle et l’importance, par l’action et l’expression des instrumens, par l’intérêt, la variété, la force et quelquefois la finesse d’une instrumentation dont M. Rimsky-Korsakoff, après la mort de Moussorgsky, fut l’auteur, Boris Godounow est plus encore un opéra vocal et verbal. Pour cette raison d’abord, et pour cette autre ensuite, que la symphonie et le leitmotiv n’y ont à peu près aucune part, c’est, en un mot, tout le contraire de l’opéra wagnérien.

Que n’est-il point encore, cet étrange Boris, qui est tant de choses ! Chef-d’œuvre de musique réaliste, où l’impression, la notion des moyens ou des signes, de l’art en un mot, disparait ; où nous entrons en contact immédiat, un peu brutal parfois, terrible même, atroce, avec la vérité. Chef-d’œuvre aussi de musique historique, malgré les dédains et les défis prodigués à ce genre soi-disant indigne de vivre, ou de ressusciter. Chef-d’œuvre enfin de musique dramatique, au sens du mot le plus noble et le plus pur, chef-d’œuvre d’une musique interprète et conductrice toute-puissante des événemens et des âmes, créatrice incomparable, au dehors, et surtout au dedans, d’action, de mouvement et de vie.

De quelle vie ils vivent tous, en ce drame que je ne vous ai pas même conté ! L’argument en est simple. Boris, régent de l’Empire russe, a fait étrangler le petit Dimitri, l’héritier légitime. Il règne donc, étrangement sombre et farouche, ployant sous le double fardeau de sa puissance et de ses remords. Il y succombe enfin, et Grégoire, un jeune moine échappé de son couvent, un imposteur, lui succède, en se donnant pour Dimitri, le tsarévitch assassiné.

Je ne sais pas d’abord où parut jamais sur la scène lyrique une figure égale, pour la force et la violence, mais pour la tendresse aussi, pour la mélancolie grandiose et la torture intérieure, pour la noblesse jusque dans le crime, dans l’épouvante et la folie, à l’inoubliable figure du tsar meurtrier et mourant. Où donc aussi jamais, à l’autre pôle de l’art comme de la vérité, où donc a régné plus de calme, une paix plus profonde et plus sainte que dans la cellule du moine Pimène ? Où donc a souri, gazouillé plus de joie innocente et délicieusement enfantine, qu’autour de la table où bavarde, joue et chante avec leo petit tsarévitch et sa sœur, leur vieille et familière niania !

n n’est pas jusqu’aux moindres personnages, ceux que toute autre musique eût laissés à l’état de figurans, que cette musique, extraordinaire avec simplicité, ne change en figures vivantes. Qui donc, après avoir entendu ce vieux renard de prince Chouïsky, naguère témoin