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ce qu’il vient de nous raconter lui-même, que c’est vraiment Rousseau qui a « désiré être placé de manière à voir le Roi ? » Ou bien est-ce le goût du poète genevois pour « les montagnes et les chèvres sauvages, » ou peut-être sa pitié pour la « détresse » d’un chien qui se trouvait être son unique et dévoué ami, que M. Collins considère comme une manifestation « grotesque et dégoûtante » de sa « vanité ? »


Cependant, Rousseau se résignait de moins en moins au rôle de « phénomène » que comportait, pour lui, le séjour à Londres ; et force fut bien à Hume de tenir sa promesse, en tâchant à lui assurer un abri, dans un coin de campagne isolé et paisible. Du moins voulut-il que cette villégiature de son protégé eût un caractère assez misérable, et assez étrange, pour accentuer encore la réputation de sauvagerie excentrique qu’avaient, décidément, value à Rousseau son costume arménien et son refus de se laisser exhiber dans les salons à la mode : si bien qu’il entreprit, d’abord, d’installer l’auteur de la Nouvelle Héloïse, en compagnie de sa femme et de son chien, dans une sorte de hangar de la banlieue de Londres, attenant à la maison d’un jardinier. Puis, ce projet ayant échoué, Rousseau eut à demeurer chez un fermier de Chiswick, où il passa quinze jours des plus malheureux : car, à l’affreuse incommodité des deux petites chambres qu’il y occupait, se joignait encore l’ennui d’avoir sans cesse à être importuné par un flot de visiteurs, dont quelques-uns, en témoignage de leur admiration, le dépouillaient de ses lunettes, de ses mouchoirs, du maigre contenu de sa garde-robe. « Oh ! ne manquez pas de m’amener le cher vieux Rousseau ! écrivait à Hume une dame enthousiaste. Le bon vieillard s’assoira sous un chêne de mon parc, et y écoutera les chants des Druides ! » Comme on l’a vu, le rêve du poète aurait été d’aller finir sa vie dans le pays de Galles, dont les montagnes et le climat, croyait-il, lui rappelleraient la Suisse ; et grande avait été sa tentation de s’y rendre, pour essayer de louer un ancien monastère qu’on lui avait décrit : mais les objections de Hume le firent renoncer à ce lointain voyage. Enfin la généreuse invitation d’un gentilhomme campagnard, M. Davenport, lui procura vraiment une retraite qui réunissait toutes les conditions désirables de beauté pittoresque, de bien-être matériel, et de tranquillité ; et c’est ainsi que, dès le début de mai 1766, le couple errant vint prendre possession, dans le village de Wooton, en Derby, d’une vaste et élégante maison appartenant à ce gentilhomme, mais où celui-ci ne résidait que de loin en loin.