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d’apprendre que l’un des résultats les plus certains de ce passager retour à la santé a été de réveiller aussitôt, dans l’âme de Jean-Jacques, les penchans de tendresse et de compassion qui lui étaient naturels !

M. Churton Collins nous cite, en effet, le témoignage d’un écrivain anglais de la génération précédente, William Howitt, qui, aux environs de 1840, a pu interroger deux vieillards de Wooton, et recueillir d’eux les traditions du village concernant Rousseau. Tous deux, une paysanne octogénaire et son voisin, à peine moins âgé, se rappelaient parfaitement le couple bizarre qu’ils avaient souvent rencontré, dans leurs courses d’enfans, et dont souvent, ensuite, leurs parens leur avaient parlé. La vieille femme décrivait l’étranger, toujours silencieux, « vêtu d’une longue robe avec une ceinture, coiffé d’un bonnet de velours noir à franges dorées, s’occupant à dénicher de la mousse sur le mur du parc, ou bien explorant les rebords des sentiers, en quête de plantes curieuses ; » et son compère rapportait à Howitt, de son côté, que cet étranger et sa femme « n’avaient point peur de se promener sur la lande, les nuits de clair de lune, aux heures où personne autre n’aurait osé troubler les rondes des fées. » On l’appelait « Ross Hall, » et Thérèse était connue sous les noms de « Madam Zell » ou de « miss Mainselle. » Mais, entre tous les souvenirs qu’avaient gardés ces villageois, aucun n’était aussi vif et aussi présent que celui de la « grande bonté de l’étranger pour les pauvres. » On se figurait même, dans le pays, le voyant à la fois aussi réservé et aussi charitable, « qu’il devait être un roi chassé de ses États. »

Hélas ! la charmante idylle de Wooton était destinée à finir très vite, et très tristement. Le 30 avril, Rousseau écrivit à M. Davenport que le séjour de sa maison lui était, décidément, devenu impossible. « Il est facile de m’opprimer, ajoutait-il, mais difficile de me dégrader ! » Le lendemain, Thérèse et lui quittaient Wooton Hall, pour se réfugier dans une petite ville du comté de Lincoln. Et lorsque M. Davenport, quelques jours après, leur dépêcha l’un de ses serviteurs avec ordre de les ramener à Wooton, où le philosophe lui avait manifesté le désir de rentrer, la malchance voulut que le messager arrivât trop tard, à l’instant même où les fugitifs, désespérant d’être rappelés, venaient de se mettre en route pour le port de Douvres.

Cette fuite de Rousseau est toujours restée assez mystérieuse ; et tout porte à croire qu’elle a eu pour cause un véritable accès de délire, semblable à celui dont nous savons que le malheureux a été frappé à