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gouvernement, de ne pas se conformer au précepte de la sagesse antique : quieta non movere, ne pas troubler ce qui est en repos. S’il y avait eu encore une étincelle de vie dans cette triste affaire, il l’aurait rallumée. Mais le pays en a assez ; il n’en veut plus. L’apaisement s’est fait, et peut-être, d’un côté comme de l’autre, s’est-on rendu compte, sans le dire, que, dans l’emportement de passions souvent généreuses, mais toujours aveugles, on avait dépassé la mesure au point de compromettre les intérêts vitaux du pays. Le devoir du gouvernement était de s’inspirer du sentiment général et de s’y conformer. Au lieu de cela, M. Clemenceau a voulu remporter une nouvelle et dernière victoire sur les adversaires qu’il a trouvés autrefois devant lui pendant la lutte épique. Il l’a donc remportée, mais, s’il la trouve brillante, il n’est pas difficile.

Les journaux ont raconté comment s’est faite la translation du cercueil de Zola d’un bout à l’autre de Paris. On a multiplié les précautions les plus minutieuses, d’abord pour écarter la foule au cimetière, ensuite pour la dépister en adoptant un parcours imprévu qu’on a franchi à fond de train, en barrant le chemin derrière soi. Il faut approuver ces mesures d’ordre, mais s’étonner qu’elles aient été nécessaires dans une cérémonie à laquelle on avait prétendu donner un caractère national. Au point d’arrivée, il y a eu quelque tapage et quelque tumulte. Néanmoins, la partie était gagnée pour le gouvernement : Zola a reposé sous la glorieuse coupole. Le lendemain, les grands corps de l’État se sont rendus au Panthéon, au milieu d’un énorme déploiement de forces militaires et policières : les manifestations hostiles, qui étaient nombreuses, ne pouvaient se produire que de loin. On sait par quel incident criminel et fou la cérémonie a été troublée. Un journaliste peu connu, moitié écrivain, moitié financier, moins heureux encore à ce second titre qu’au premier, a tiré contre le commandant Dreyfus deux coups de revolver, dont un a porté. Un pareil acte ne saurait être trop sévèrement qualifié. Par bonheur, la blessure a été légère et de part et d’autre, par une sorte de consentement tacite, on semble s’être mis d’accord pour ne pas en faire de bruit. Que serait-il arrivé autrefois si un exalté quelconque avait blessé M. Dreyfus ? Jusqu’où ne lui aurait-on pas cherché et trouvé des complices ? Quelle émotion se serait emparée du public tout entier ? Combien démesurée aurait été l’indignation des uns ? Combien embarrassées auraient été l’indulgence affectée ou les tentatives de justification des autres ? Nous n’avons eu rien de tout cela : le coup de pistolet de Gregori n’a pas réussi à remettre le feu