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avec Montmorency et Narbonne, puis soupe avec Chauvelin, que cache cette manigance ? « C’est à vous à voir, conclut un correspondant du ministre Lebrun, si nous avons encore à louvoyer. » Un mystérieux personnage, Achille Viard, ci-devant officier de la maison du Roi, à présent espion de la fraction avancée du Comité de sûreté générale[1], envoie cet avertissement vague et menaçant : « Un ami m’a très fort assuré que nous devions nous défier absolument de MM. Chauvelin et Talleyrand[2]. »

Repoussé à droite et à gauche, impuissant à lutter contre les animosités des partis, Talleyrand se souvint peut-être d’un mot profond du cardinal de Richelieu : « Il n’y a qu’à laisser faire le temps et à se consoler en cette attente. » Dans le Londres tumultueux et passionné de la fin de 1792, il attend, enfermé chez lui, silencieux, insaisissable ; il fait le mort. Seuls, quelques émigrés, quelques voyageurs de sa nuance franchissent sa porte et le tiennent au courant des affaires de France. Ce sont Narbonne ; le publiciste genevois Dumont en veine de devenir un jurisconsulte à l’école de Jérémie Bentham ; l’ex-abbé Louis, le diacre de la fameuse messe du Champ-de-Mars ; puis d’anciens collègues de l’Assemblée tels que le chimérique duc de Liancourt ou le prince de Broglie, qui portera bientôt sa tête sur l’échafaud. Du côté des femmes. Mme de La Châtre, Mme de Flahaut, qui met la dernière main à son Adèle de Sénange ; Mme de Genlis, qui, pour distraire ses deux élèves, Paméla et Mme d’Orléans, — la future Madame Adélaïde, — donne des soirées intimes. Talleyrand est l’étoile de ce petit cénacle ; aimable et pétillant, il y prodigue son entrain et sa grâce, à moins qu’il ne flétrisse la tyrannie jacobine : « Je n’ai jamais entendu parler, raconte à propos de lui Mme de Genlis, avec une indignation plus énergique, des excès qui se commettaient en France[3]. »

Plusieurs libéraux anglais, qui se piquaient de ne point abandonner dans le malheur les constitutionnels français, tâchaient aussi d’adoucir l’exil de Talleyrand. Lord Lansdowne l’invitait à dîner chaque fois qu’il recevait un hôte de choix, et

  1. Voyez F. Masson, le Département des Affaires étrangères pendant la Révolution, p. 274.
  2. Lettres de Chauvelin, Noël, X., et Viard en octobre et novembre. Aff. étrang., Angleterre, 582, pièces 149 et 151 ; 583, pièces 5, 28, 40, 68 ; Supplément 29, pièc 107.
  3. Mémoires de la comtesse de Genlis, Paris, 1823, t. IV, p. 351.