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leur préparait l’avenir ? Quelles angoisses morales, quelles misères matérielles leur apporterait-il ? Que penser et, surtout, que faire ? Mrs Phillips rapporte un entretien qu’eurent devant elle, un soir de mai, Narbonne et Talleyrand. À cette date, entre la Gironde et la Montagne, la lutte à mort était engagée ; aux prises avec la Vendée et avec l’Europe, la Convention chancelait. « Dans huit jours d’ici, déclara Narbonne, il me paraît qu’on pourra voir assez clair pour former un plan. — Pour prendre un parti, remarqua M. de Talleyrand, il faut d’abord savoir si celui qui nous conviendrait sera assez fort pour justifier l’espérance du succès ; sans quoi, il y aurait de la folie à se mêler de la partie. Mais pour moi, continua-t-il en riant, j’ai grande envie de me battre, je vous l’avoue. » Narbonne s’étonna. « Mais, reprit Talleyrand, je vous donne ma parole que ce me serait un plaisir de bien battre tous ces vilains gueux ! — Eh non ! s’écria Narbonne avec un mélange de lassitude et de tristesse ; dites-moi donc le plaisir qu’il y aurait à donner la mort à ces pauvres misérables dont l’ignorance et la bêtise ont été les plus grands crimes. S’il fallait ne faire la guerre que contre Marat, et Danton, et Robespierre, et M. Egalité, et quelques centaines d’autres infâmes scélérats, j’y pourrais peut-être trouver de la satisfaction aussi. » Talleyrand ne répondit pas. Quelques instans plus tard, il se levait pour partir, et, très froidement : « Je vais quitter ma maison de Woodstock Street ; elle est trop chère[1]. »

Dans le même mois de mai, Mme de Staël fut rappelée à Coppet par son mari. Elle s’était attachée à Mickleham ; elle s’en éloigna avec regret, emportant des jours qu’elle y avait vécus un souvenir plein de charme. « Douce image de Norbury, écrira-t-elle, venez me rappeler qu’une félicité vive et pure peut exister sur la terre !... »

Son départ laissait un grand vide. Cette femme de tant d’esprit, dont tous ses contemporains ont dit qu’elle était la vie bouillonnante, avait été le réconfort et la consolation des bannis et des vaincus. Elle absente, ce fut le découragement, pour beaucoup même la fin de l’espérance, tant son imagination toujours en travail savait enfanter de projets ou de rêves.

Nul peut-être plus que Talleyrand, qui trouvait en Mme de Staël un écho si vibrant de ses regrets et de ses ambitions, ne

  1. Mme d’Arblay, Diary and letters, t. V, p. 416-417.