Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 46.djvu/188

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

c’est vrai, comme s’ils cachaient un secret ou dérobaient une pudeur ; et, sur deux d’entre eux, elle a placé en première page des dédicaces énigmatiques qui semblent promettre des aveux[1]. Mais ces dédicaces, même sincères, sont avant tout ruses d’auteur pour éveiller les curiosités ; et cet anonymat, — qui fit tort à Mme de Tencin, puisqu’on a voulu lui dérober son petit lot de gloire pour le répartir entre ses neveux Pont-de-Vesle et d’Argental, — était alors de tradition chez les femmes : ni Mme de La Fayette, ni Mlle de Lussan, ni Mme d’Aunoy, ni Catherine Bernard n’ont inscrit leurs noms sur la couverture de leurs œuvres. Com- posés en des années d’assagissement et de demi-retraite, les romans de Mme de Tencin ne recouvrent aucune confidence volontaire. Elle les a écrits, non pour rendre du lustre à des scandales qu’elle eût préférés moins notoires, mais pour faire à sa manière œuvre d’art, pour purifier en quelque sorte son passé et reconquérir une certaine estime par le sérieux et la distinction de sa plume. Les amateurs de mémoires grivois seront déçus en les lisant.

Elle n’a pas échappé pourtant à la pression de ce passé toujours vivace en elle ; quelques souvenirs personnels émergent çà et là, d’autant plus précieux qu’ils paraissent plus spontanés, et qu’ils trahissent pour ainsi dire son fond : telle allusion désobligeante aux gens du Châtelet est d’une victime qui a la rancune tenace ; telle réflexion amère sur ces « ministres plus attentifs à mettre dans les places ceux qui conviennent à leur politique que ceux qui conviendraient aux places » est d’une sœur mal résignée à l’insuccès de son frère ; l’accouchement clandestin de Mlle de Mailly, l’abandon de son nouveau-né, au coin d’une rue la nuit, sont racontés dans le Siège de Calais avec une sympathie et un intérêt, où la mère qui fit exposer son enfant sur les marches de Saint-Jean-Lerond a peut-être mis quelque chose de son émotion et de ses regrets : ce « sentiment de pitié pour la petite créature » ainsi sacrifiée, « cette espèce d’attendrissement pour la mère » presque irresponsable, ne serait-ce pas tout à la fois comme un remords furtif et comme un appel à l’indulgence ?

  1. « C’est à vous que j’offre cet ouvrage, vous à qui je dois le bonheur d’aimer. J’ai le plaisir de vous rendre un hommage public qui ne sera connu que de vous, » (Siège de Calais). — « Je n’écris que pour vous, je ne désire des succès que pour vous en faire hommage, vous êtes l’univers pour moi. » (les Malheurs de l’amour).