Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 46.djvu/216

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

assez pour ne pas vous craindre. » — « Il est toujours dangereux d’avoir des femmes pour ennemies… Les femmes sont aussi dangereuses ennemies que faibles amies. » — « La tête d’une femme est une étrange girouette, » etc., etc. Quand elle parle des femmes, elle le fait toujours avec cet accent, comme d’un animal très incertain et très fuyant, dont il faut avoir peur et pitié. Elle-même reste encore très femme par le goût des intrigues minuscules et la férocité de ses jalousies ; mais elle fait effort pour se libérer de ces mesquineries, pour hausser le ton et parler gravement de choses graves. Si, parfois, elle s’amuse à trousser joliment une anecdote à la façon légère et court vêtue d’une Sévigné, elle préfère méditer sur la chose publique et s’indigner contre l’incapacité des dirigeans. La critique est aisée ; mais Mme de Tencin la fait si vigoureuse et si intelligente qu’on serait presque tenté d’oublier que sa clairvoyance est l’envers de son ambition. Elle voit déjà la culbute de l’ancien régime : « Il est impossible de rien faire de bon à moins de faire maison neuve… Les affaires sont dans un état si déplorable que c’est un bien de ne s’en pas mêler ; tout ceci finira par quelques coups de tonnerre. » Les ministres ne sont que des fantoches et des amuseurs : « Ils ont le ton plus haut actuellement que les ministres de Louis XIV, et ils gouvernent despotiquement… Tandis que les affaires actuelles occuperaient quarante-huit heures, — si les journées en avaient autant, — les meilleures têtes du royaume, ils passent leur temps à l’Opéra ; ils y étaient dimanche. » Le public est leur complice par son insouciance : « Ne croezy pas que l’on soit fort occupé ici de notre armée et du mouvement des ennemis. Pas un mot. Un opéra nouveau qu’on a joué mardi pour la première fois et le procès d’une Mme d’Anisi qui plaidait en séparation avec son mari font le sujet de toutes les conversations. Il faut avouer que voici un bon pays pour la frivolité, » Mais le grand coupable, c’est le Roi ; à un moment où la France entière mettait encore son espérance dans la jeunesse de Louis XV, Mme de Tencin, plus lucide, a pressenti l’incurable veulerie de cette volonté ; « la nonchalance du maître » l’étonne, elle ne peut s’y résigner : « C’est un étrange homme que ce monarque, disait-elle souvent… rien dans ce monde ne ressemble au Roi. » Et elle ajoutait avec une indignation virile qui fait plaisir : « Je ne conçois pas qu’un homme puisse vouloir être nul, quand il peut être quelque chose ;… ce qui se passe dans son