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avec nous, était la fille d’un riche boucher de Landau. Elle demeurait chez Dentzel, et l’aidait à passer le temps durant l’absence de sa femme, qu’il avait laissée à Paris ; mais je dois dire qu’elle n’était ni dure, ni d’un accès difficile, pour d’autres encore que son amant attitré. Celui-ci échangeait avec elle des plaisanteries très lestes, accompagnées de gros mots, à la façon du Palatinat. Nous parlions, naturellement, en français, car les deux généraux ne comprenaient pas un mot d’allemand. Et comme j’émettais souvent les anciennes expressions de « monsieur » et de « mademoiselle, » mes hôtes m’en réprimandèrent amicalement, m’avertissant que j’eusse désormais à appeler tout le monde « citoyen » et « citoyenne, » ainsi qu’à tutoyer tout le monde, y compris la Lutz, qui, de son côté, s’était mise aussitôt à me tutoyer.

Jamais je n’ai eu plus vivement conscience de ma dignité d’homme libre qu’à cette table où, humble soldat prussien, je me voyais assis entre un représentant de la puissante nation française et deux généraux de division... Dentzel m’invita à revenir bientôt, et, au moment où je prenais congé de lui, me promit de s’occuper de moi de toute manière. Je ne me doutais pas que cette réception amicale allait me conduire jusque sur les degrés de la guillotine.


Le fait est que les dispositions de Dentzel à l’égard du nouveau « citoyen » s’altérèrent absolument dès que celui-ci, deux ou trois jours plus tard, s’enhardit à lui avouer le véritable objet de sa désertion, et poussa même l’imprudence jusqu’à lui remettre un écrit du prince royal de Prusse, autorisant le soldat Laukhard à traiter et à négocier en son nom. Dentzel, qui, décidément, prenait au sérieux ses fonctions de représentant du peuple, ne parut pas tenté un seul instant par la perspective des avantages qu’on lui proposait : et ce ne fut qu’en souvenir de son ancienne amitié qu’il consentit à ne parler à personne des révélations de Laukhard, tout en menaçant le faux déserteur de divulguer l’écrit du prince de Prusse si jamais il risquait la moindre démarche pour servir, en quoi que ce fût, les intérêts de l’ennemi. Depuis lors, le pauvre Laukhard vécut dans une angoisse et une terreur perpétuelles ; et l’on imagine sans peine l’émotion qu’il dut ressentir lorsque, certain soir après, il reçut l’ordre de comparaître devant le général Laubadère, qui, le même jour, venait de décréter l’arrestation du représentant.

Par miracle, ce dernier se faisait, de l’honneur et du devoir « civiques, » une notion infiniment plus haute que celle qu’en avait son ancien condisciple en théologie. Emprisonné comme suspect d’avoir entretenu des relations avec les assiégeans, il s’interdit, jusqu’au bout, de mentionner son aventure avec Laukhard,