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ses luttes oratoires, ses œuvres magistrales parlent assez pour lui. Pourtant, on y rencontre de ces pensées profondes, de ces aperçus saisissans, de ces coups de lumière qui inondent d’une clarté soudaine une figure ou une situation ; et puis, elles révèlent un aspect nouveau, un côté ignoré de sa noble nature.

Trop souvent l’homme d’État, enfermé dans son système, irréductible dans sa doctrine, n’admet pas que le monde puisse marcher sans lui, et, quand il a quitté le pouvoir, il croit volontiers que tout est perdu.

Guizot, sans rien abandonner de ses convictions, sans rien rétracter de son passé, ne se lasse point d’espérer ; il a foi dans les destinées de son pays, il attend avec constance un meilleur avenir. Il professe ce qu’il appelle un optimisme lointain, et, au lieu de se croire nécessaire à la prospérité et à la grandeur de sa patrie, il prévoit, il évoque, il suscite des hommes nouveaux. C’est ce qui explique son attitude si remarquée à l’époque où M. Emile Ollivier tentait de réconcilier l’Empire avec la liberté. Noble penchant d’une grande âme, où la clairvoyance du politique, la sagacité du philosophe se mêlait à l’espérance du chrétien !

Un autre caractère bien frappant de cette correspondance où Guizot parle à cœur ouvert, c’est une inaltérable sérénité qui donne à ses jugemens sur les hommes et sur les choses un rare cachet d’impartialité.

On l’y voit poursuivant sans relâche et menant à bonne fin un double travail ; la rédaction de ses Mémoires, sa justification devant la postérité, et ses Méditations sur la religion chrétienne, œuvre de haute philosophie et de foi profonde.

Mais, tout en vivant surtout dans le passé, il ne se désintéresse pas du présent. Jusqu’à la fin, la passion politique, qui fait le fond de sa nature, l’anime et donne à ses lettres un mouvement et un air de vie singuliers.

Cette correspondance, il ne s’en cache pas, est pour Guizot la plus agréable des distractions. « La causerie, dit-il, est notre seul plaisir après les plaisirs de la vie de campagne et de famille dont je jouis beaucoup. » Et faisant un retour mélancolique sur lui-même, il ajoute : « Je m’étonne toujours qu’on puisse tant conserver après avoir tant perdu. »

Dans une autre lettre datée de Broglie, il écrit : « Nous causons à perte de vue. Plaisir d’oisif, mais plaisir très réel. Je regrette que vous ne soyez pas ici pour en prendre et nous en donner votre part. Vous êtes un très bon causeur et vous me donnez le plaisir très réel que nous sommes bien souvent du même avis. »

Ailleurs il se plaint, et cela à plusieurs reprises, que l’état de santé de Lavergne rende ses lettres trop rares.

De semblables témoignages de sympathie intellectuelle et d’affectueuse intimité, émanant d’un tel homme, sont des titres d’honneur pour celui à qui ils s’adressent, et ce n’est pas un des moindres signes de la supériorité d’esprit et de la valeur morale de Lavergne que la longue et fidèle amitié de Guizot.