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répit ; quelque lumière renaissait en moi. Après le dîner, rien à faire qu’à patienter résolument jusqu’à cinq heures. Alors je commençais à voir, par delà toute la distance qui m’en séparait encore, le terme de ma journée. » C’est le jour au bout d’un tunnel, jour d’un instant, après quoi l’obscurité ne cesse pas de se refaire. De toutes ces heures mortes, le malheureux paie les quelques minutes de vie qu’il trouve le soir, entre le souper et le sommeil, dans son petit logis d’un populaire faubourg, auprès de sa femme et de ses livres. Comme il est jaloux de ces minutes-là ! Quel soin il prend, au bureau, de se borner rigoureusement et silencieusement à sa tache abominée, de ne rien révéler de lui-même, pour que la coupure soit absolue entre toutes ses heures servîtes et son heure de liberté ! Remarquez qu’il a cessé de se plaindre. Au commencement, Londres, son immensité, l’indifférence des multitudes mouvantes où l’individu se sent plus seul et plus ignoré qu’au milieu de la mer, sa fumée spectrale, les paysages de faubourgs, les usines, les terrains vagues, les mornes rangs de maisons identiques, le dédale des rues, la confusion, la nuit, de leurs lignes entre-croisées de réverbères, la rouge lueur de la ville qui monte au loin dans l’espace comme une aube surnaturelle, tout cela le jetait dans de brusques déroutes inexpliquées de mélancolie. Puis vinrent des crises de terreur, terreur spéciale à Londres et qu’a décrite Kipling, celle de l’homme sensitif et pauvre qui brusquement craint de manquer de pain et de sombrer là, dans des bas-fonds plus noirs et plus désespérés qu’ailleurs. « Si je tombais malade ? si mon patron me renvoyait tout d’un coup ? — qu’est-ce que je deviendrais ? Cette pensée me tenait éveillé nuit sur nuit, quand l’hypocondrie me déprimait. » Mais peu à peu il apprend la leçon bénie qu’enseigne le chagrin familier, à savoir que « le pire de son épouvante est imagination. La vraie tête de Gorgone apparaît rarement. La vie pour tous est une planche étroite sur un abîme : à chaque, pas, on risque la catastrophe, mais au bout d’un certain temps, on ne pense plus aux risques, et l’on cesse de regarder en bas. » L’homme arrive à l’oubli et à la résignation. Aussi bien il finit par s’accoutumer à sa tâche inévitable, au hard labour quotidien, sans lequel il ne reçoit pas de quoi manger. « A force de s’y poser, le pied finit par user la pointe du silex qui le blessait jadis : du moins un cal miséricordieux finit par empêcher de la sentir. »