Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 46.djvu/581

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

profonde de tous les anciens modes de vie restent vagues. Mais le mal se manifeste pourtant. C’est la tristesse atone, les moutonnières routines, l’indifférence et parfois l’hostilité à toute joie et à toute beauté de la petite middle class, cantonnée dans les rues indiscernables des faubourgs, absorbée à la fois par le souci des shillings et des pence et par le rêve religieux de secte où elle cherche un alibi à ses mornes réalités, un excitant, et ne trouve qu’un déprimant : menaces de l’enfer, exhortations à la vie sans plaisir, la secte étant presque toujours teintée de calvinisme. Chez la plèbe, dans les slums, c’est surtout la dégénérescence visible, l’impuissance à s’aider soi-même, la stagnation dans l’alcoolisme et l’aboulie. Au cœur de ce monde, ainsi glacé, vicié, qui se déforme, les idéalistes ont voulu ressusciter les énergies spirituelles, cette volonté d’ordre et de vie dont Ruskin a senti, comme Schopenhauer, l’action jusque dans le règne inorganique, jusque dans la molécule du cristal, et qui, chez l’homme, se traduit en amour, enthousiasme, sacrifice, art et religion. Par leurs analyses qui procèdent de la pure raison raisonnante, les sensualistes et les utilitaires logiciens du XVIIIe siècle n’avaient aperçu dans l’âme et la société que du mécanisme : appliquant leurs théories, ils réduisaient l’âme et la société à des mécanismes, et c’est pourquoi l’âme et la société languissaient. Par leurs intuitions les grands mystiques anglais du XIXe siècle entrevoient les principes d’une énergétique morale et sociale, les puissances et les lois qui assemblent dans une âme les élémens, dans une société les individus, et les animent d’un même mouvement pour les intégrer en une vie totale.


VIII

Leur prédication fut-elle efficace ? Leurs idées ont-elles agi comme des forces ? La vie d’un peuple est chose trop vaste et complexe pour qu’on puisse toujours y distinguer les causes des effets : généralement, comme en tout processus vivant, les effets y reproduisent ou entretiennent leurs causes. Si grand qu’il soit, nul individu n’impose à un peuple ses idées. On a vu à quels anciens et profonds instincts de l’âme anglaise correspondent celles d’un Ruskin. Il n’a rien déterminé ; mais sur le courant général qui le porte, il est, précédé par Carlyle, le flot le plus