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s’unissent en un commun souci de morale et de morale sociale, où s’effacent leurs anciennes dissidences dogmatiques. Si l’on songe à ce qu’était au milieu du siècle dans la petite bourgeoisie la peur du diable, la méfiance à l’égard de toute beauté comme de tout plaisir, l’ombre calviniste appesantie sur les âmes, toutes les consignes et toutes les défenses religieuses, et si l’on considère la vie anglaise d’aujourd’hui, le goût croissant pour les jeux, les voyages, le théâtre et les excitations de société, le besoin général d’agrément et de vacances, la tendance à prendre le dimanche « à la façon continentale, » il semble bien que l’Angleterre est en train de se libérer plus que ne l’eût approuvé l’impérieux génie que le mot de liberté faisait rire.

Un peuple et son milieu qui change finissent par s’accorder. Dans le fait essentiel des cent cinquante dernières années en Angleterre, — le développement prodigieux par la science des grandes industries mécaniques, — Ruskin a vu le mal essentiel de notre époque. C’est qu’il n’en a connu que les premières conséquences : « mammonisme, » mercantilisme, meurtrières concurrences, misère et dégradation des multitudes ouvrières, honte et noire tristesse du labeur et du décor industriel. Mais d’autres conséquences, bienfaisantes, celles-là, peu à peu apparues et accumulées, ont fini par se retourner contre les premières et les corriger. Par la facilité plus grande de la production et des échanges, le coût de la vie a baissé, et, d’autre part, la moyenne des fortunes et des salaires s’est élevée. On calcule que si l’on tient compte de ces deux élémens, les ressources de chacun se sont accrues de 1837 à 1887 de 70 pour 100[1]. Quelle augmentation pour chacun de puissance, de bonheur et de vie ! Ruskin reprochait aux Anglais de son temps de sacrifier leur être à leur avoir, — mais il n’est pas juste de faire une distinction absolue entre l’être de l’homme et son avoir. Son avoir est souvent une condition, parfois un prolongement de son être. Non seulement tous les salaires ont monté, mais la proportion des salaires du type supérieur est devenue bien plus grande[2].

Ce qui veut dire que le travail industriel devient en général de type supérieur, que l’ouvrier est moins souvent que jadis un simple manœuvre spécialisé, réduit aux gestes automatiques de ses besognes invariables. C’est qu’en effet, aujourd’hui, la

  1. Humphrey Ward, The Reign of Queen Victoria.
  2. Ibid.