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nature, sur le bord des prairies vertes ondulant à l’horizon sans fin ou dans l’ombre mystérieuse des forêts immenses, il raconte dans ses Mémoires qu’il se mit à rêver : « Notre imagination s’exerçait… dans cette vaste étendue ; nous y placions des cités, des villages, des hameaux ; les forêts devaient rester sur les cimes des montagnes, les coteaux être couverts de moissons et déjà des troupeaux venaient paître dans les pâturages de la vallée que nous avions sous les yeux. L’avenir donne aux voyages dans de pareils pays un charme inexprimable. » Lorsque, aux soirs des journées de marche, fatigués, Talleyrand et ses amis recevaient l’hospitalité dans les log-houses des fermiers américains, ce n’était plus seulement un dérivatif à leurs soucis, c’était un stimulant pour leur volonté qu’ils y rencontraient. En face de ces hommes forts et calmes, qui, défrichant, bâtissant, chassant, vaincus un jour, victorieux le lendemain, regardaient la vie avec un courage résolu, le Talleyrand de jadis reparaissait, le Talleyrand que la rafale avait plus d’une fois plié sans le briser et qui, à peine l’orage passé, se redressait au premier rayon de soleil.

Les voyageurs eurent des aventures qui achevèrent de les tirer d’eux-mêmes, — petites aventures très banales que, plus tard, dans sa vieillesse, Talleyrand rappelait encore gaîment. Quels éclats de rire une nuit, dans un grand bois, où, croyant un de ses compagnons égaré, il avait crié : « Etes-vous là ? » et que l’autre, d’une voix piteuse, avait répondu : « Oh ! mon Dieu oui, Monseigneur, j’y suis ! » tout comme si les branches entrelacées au-dessus de leurs têtes avaient été les arceaux gothiques de la cathédrale d’Autun. Une autre fois, les trois amis faillirent devenir des chasseurs de fourrures. C’était dans le Connecticut ; après une marche longue et dure, ils avaient pris gîte chez des trappeurs, et, tout en leur versant des rasades de bière forte et d’eau-de-vie, leurs hôtes dépeignaient avec un entrain joyeux la petite guerre contre les castors, contaient des histoires drôles, évoquaient des exploits. Peu à peu, ils furent séduits ; ils s’enrôlèrent d’enthousiasme dans la troupe des chasseurs ! Mais, le lendemain au réveil, leur belle flamme tomba, et quand il s’agit de partir pour plusieurs semaines avec quarante livres de provisions sur les épaules, ils furent tout penauds. Comment dégager leur parole ? Quelques dollars, distribués à propos, les tirèrent d’affaire.