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Américain, pas un seul Français qui ne se trouvât étranger. » Mais, plus fort, plus impérieux que les habitudes, il y a l’intérêt, — l’intérêt, mobile tout-puissant des volontés politiques : l’intérêt poussait les Américains vers les Anglais. C’étaient les Anglais qui les approvisionnaient, avec leurs manufactures, de tous les articles de consommation journalière ; c’étaient les Anglais qui, en retour, pour l’entretien de leurs colonies, achetaient les produits du sol américain. Ajoutez que, seuls au monde, les négocians britanniques pouvaient, grâce à leurs énormes capitaux, faire crédit un an et souvent plus, — avantage sans prix pour des gens qui se lançaient dans les affaires sans avoir d’avances. En face de tels liens d’intérêt, que chaque jour resserre, que pesaient des liens de reconnaissance, que chaque jour efface ! Qu’étaient les services rendus par La Fayette et ses amis auprès des services attendus des banquiers de Manchester ou des marchands de Londres ?

Talleyrand constatait avec dépit cet état de choses. Que l’Angleterre eût ainsi, sans lutte, le pas sur la France dans le Nouveau Monde, il lui était dur de s’y résigner. Noua-t-il avec Jefferson une intrigue pour contrecarrer la politique anglaise de Washington et des fédéralistes ? C’est invraisemblable, — d’autant plus invraisemblable que les mêmes gens qui le représentent en allié du chef des démocrates d’Amérique, de l’ami des jacobins de France jusque dans leurs pires excès, prétendent qu’à la même époque, songeant peut-être à se rapprocher des Bourbons, il se promenait dans les rues de Philadelphie avec une cocarde blanche à son chapeau[1]. Mais si Talleyrand ne se mêla point en Amérique au jeu des partis politiques, du moins n’y resta-t-il pas spectateur inactif des coups qui frappaient l’influence française. Il aurait voulu, sur le terrain de la libre concurrence, ouvrir plus largement les portes des États-Unis à notre industrie dont il sentait l’essor tout proche. Il rêvait de renverser les barrières qui s’opposaient à des relations commerciales avantageuses entre nos producteurs et les consommateurs du Nouveau Monde. Il entretenait son ami, Alexandre Hamilton, d’un vaste projet de suppression des douanes[2]. Hamilton

  1. Voyez Life of prince Talleyrand (Philadelphie, 1834) p. 217-219. Dans les Writinqs of Thomas Jefferson, il n’apparaît nulle part que Talleyrand ait connu cet homme d’État pendant son séjour en Amérique.
  2. Mémoires de Talleyrand, t. I, p. 243-244.