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l’ingénieur, de plus en plus attentive et intéressée. Elle avait déposé, pour la circonstance, le masque pudique et cette nostalgie d’ondine éplorée dont elle exploitait le mensonge depuis deux mois. Elle étalait au contraire, avec impudeur, ses grâces de femme, et soulignait de petits rires ambigus les sombres flagorneries de Greslou. Quand elle se leva pour prendre congé, elle pâlit en apercevant Le Hagre. Celui-ci la salua poliment et se rassit, sans plus faire attention à elle. Il sortit lui-même peu après, et rentra chez lui, précipitamment.

Chose curieuse, cet incident dont les suites devaient être fatales à son amour, et qui allait bientôt, par ses conséquences, le faire souffrir horriblement, eut pour premier effet de mettre en branle sa mécanique mentale, et, sans l’émouvoir autrement, d’éveiller sa passion d’analyse. Il compara la Giselle de tout à l’heure, attentive aux grossières insinuations de Greslou, et les provoquant par son attitude, à sa Giselle à lui, douloureuse et passionnée avec désespoir, et il lui sembla que ces deux femmes se ressemblaient singulièrement. Il récapitula le passé, de la première à la dernière rencontre, se rappela certains détails auxquels il n’avait prêté jusque-là aucun sens précis, et qui maintenant s’éclairaient les uns par les autres, se levaient ensemble comme autant d’accusations. Il comprit que son imagination l’avait égaré, qu’un souvenir ensorcelant s’était venu placer, ainsi qu’un écran, entre cette femme et lui, et qu’il était là dupe d’une coquine. Mais s’il s’expliquait son erreur, il mesurait avec épouvante l’étendue de son aveuglement ; car enfin cette femme, qui s’accommodait tout à l’heure de la vulgarité de ce Greslou, n’avait guère été moins volage, ou plus sérieuse avec lui, tout au début de leurs relations ; elle avait même prévenu ses désirs, et marqué un empressement peu ordinaire à l’admettre dans sa familiarité ; elle s’était en somme donnée sans qu’il l’en eût jamais priée ; et tandis qu’il en était encore aux préliminaires de l’amour, et qu’il savourait délicieusement son premier bonheur sans même s’avouer, ainsi qu’il arrive dans les grandes fièvres, qu’il ambitionnait davantage, elle s’était offerte, elle, par de menus propos dont il démêlait aujourd’hui le sens, à le combler sans retard.

Ces révélations tardives, dûment authentiquées, Le Hagre s’occupa de mettre un peu d’ordre dans ses pensées et d’arrêter, dans ses grandes lignes, le règlement de comptes inévitable. Il