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VI

Auguste Raimbault, — qu’il s’astreignit à voir souvent, beaucoup plus que par le passé, — s’était fait, de ces redoutables questions que pose l’existence du prolétariat, une sorte de spécialité. Il en causait volontiers avec Le Hagre, qui recueillait soigneusement les réflexions de son ami, se proposant d’en faire son profit, plus tard : quand, libre du côté du cœur, comblé dans ses vœux, ou finalement las des orages de la passion, il se pourrait abandonner sans regret à ceux de la politique. Sans perdre de vue l’avenir, il se contentait donc, provisoirement, d’y penser, et de reconnaître, par des sondages vivement menés, les lames de fond de cet océan politique où il souhaitait de pouvoir bientôt s’aventurer. En attendant, il était satisfait quand, dans les luttes sociales, il avait réussi à bien distinguer les forces aux prises.

Ces incursions dans le domaine de la vie publique n’allaient jamais à le distraire complètement de son habituelle occupation. Sa pensée demeurait rivée au problème qu’était son cœur, à cet ensemble de questions que la jeunesse de ses sens et son besoin d’âpre sympathie posaient infatigablement. Sans que son existence se trouvât en apparence modifiée, un lent travail intérieur déplaçait insensiblement la perspective de ses songes. Il se surprenait parfois ruminant en soi-même d’étranges desseins : « Oui, se disait-il, laisser là tout le passé, reprendre à nouveau, sur un autre plan, tout l’édifice de sa vie, quelle tentation !… Car j’en arrive, ma parole ! au point même où s’est arrêté le grand méconnu, Marana. Qu’il fût coupable autant qu’on l’a dit, voilà précisément la question. Il se vengea sur ses victimes du rêve même qu’elles avaient fait naître et qu’elles avaient déçu. Il orienta sa vie d’un autre côté, quand il eut reconnu que la femme est chose légère et décevante… »

Ces réflexions découragées l’amenaient, par une pente naturelle, à rêver d’un asile sûr, où le vulgaire des salons n’aurait point accès, d’où les amours irrégulières seraient bannies ; il abordait ainsi la question du mariage. Il se disait alors : « Peut-être y aurait-il lieu de se demander si la femme, non plus la coquette ou la courtisane, mais la femme forte selon l’Evangile, n’a pas été un peu méconnue. Qu’il en soit ainsi, ah ! je le souhaite… En somme, que reproché-je aux femmes dont j’ai