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enfin devinée et comblée. Elle se retourna sur le divan, leva sur son père deux yeux où, sur le velours sombre du fond, palpitaient de vagues étoiles. Elle avait l’air de revenir de très loin, et fit un effort pour parler sans réussir à articuler la moindre parole.

— Il paraît, fit Raimbault, qu’Olivier était là tantôt ?

— Oui, prononça-t-elle enfin. Il a été si gentil ! Et j’étais si fatiguée !

— Est-ce lui, reprit-il en riant, qui t’a installée ainsi, comme une sultane ?

— Oui…

Elle eût voulu tout raconter, crier à ce père adoré ses espérances, son bonheur. Elle ne savait par où commencer, ni comment traduire en mots adéquats sa peine en allée, dissoute par la belle fièvre où tout son être se fondait. Comment exprimer l’ineffable, et faire saisir à qui n’est pas soi la force d’un pressentiment ? Car son roman, Madeleine le sentait bien, était chose incommunicable, pour la raison que, tout entier, il procédait de causes obscures, et n’avait un sens et une valeur que pour celle qui en était le sujet. Raimbault comprit cependant, et cela seul l’intéressait, qu’entre sa fille et Le Hagre, la glace était enfin rompue. Il jeta, pour s’en mieux assurer : « Je vais faire demander à Olivier de venir dîner ce soir. » Il constata aussitôt, sur le visage de Madeleine, qu’il observait à la dérobée, l’effet immédiat de ses paroles ; et l’on n’eût pu dire lequel, un instant après, du père ou de la fille, manifestait sur sa figure le plus de joie.

Raimbault dépêcha sans retard, auprès d’Olivier, un domestique, avec ordre de rapporter la réponse, et d’attendre le retour du jeune homme, dans le cas où il serait sorti. Mais celui-ci était bien chez lui, et poursuivait, — étendu, à l’instar de Madeleine, sur un divan, — le rêve ébauché la veille, et qui venait de se révéler, non seulement possible, mais aux trois quarts réalisé. Lui aussi nageait dans la joie ; mais loin de l’abattre, elle lui dressait le cœur. Il était couché, mais comme un soldat sous la tente, qui guette l’appel des fanfares, et qui va s’élancer bientôt et se déchaîner comme un ouragan. Il se sentait une âme de bête de proie, et il se voyait enlevant Madeleine, comme un guerrier fait sa captive, et chevauchant par le vaste monde, dans un vertige partagé. Il découvrait à sa compagne des forces d’amante irréelle, contemporaine de la Terre d’avant la pomme