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cours des siècles, en même temps qu’apparaissaient et se fixaient dans chaque classe de citoyens les modes spéciaux de sentiment et de pensée qui lui correspondent et le conservent. Impossible de la construire a priori et de toutes pièces, cette forme vivante. Faute d’habitudes et de traditions ancestrales pour maintenir chacun à sa place, dans son rang, on n’aboutirait qu’à de l’instable : frénésies de concurrence comme en Amérique, générations alternées de démagogies et de Césars, comme en France.


Mais au XIXe siècle, un ordre naturel, produit d’un très long développement historique, existe encore en Angleterre. Celle-ci possède toujours un roi, des lords spirituels et temporels, des clergymen, des gentlemen, des fermiers, des ouvriers agricoles et des artisans, — en deux mots, on peut dire une classe vraiment gouvernante et un peuple d’ouvriers manuels[1]. C’est une armée depuis très longtemps conduite par ces chefs de naissance, traditionnellement élevés au métier de chef, que sont les gentlemen. Pour Ruskin, comme pour Carlyle, le problème est bien moins d’inventer un ordre nouveau, que d’adapter à celui-là, à ses anciennes disciplines morales, le jeune peuple industriel qui croît si vite et fiévreusement dans les grandes villes, et semble en train de devenir toute l’Angleterre[2]. Comment y réussir ? En prêchant à la nouvelle société, à ce qui subsiste de l’ancienne, l’idée féodale de dévouement et de fidélité ; d’abord en enseignant aux chefs qui ne savent pas encore ou ne savent plus leurs devoirs, — grands industriels et négocians des villes, squires indolens des comtés, — les consignes d’honneur du gentleman, et ce que c’est qu’un gentleman.

Ce mot a deux sens. Proprement et profondément, il signifie un homme bien né « dont on peut affirmer, comme de tel chien ou cheval, qu’il est de belle race... Les classes dites supérieures sont de race plus belle que les autres[3]. » Mais l’état d’oisiveté

  1. « A nation yet, the rulers and the ruled ! » (Tennyson, The Princess.)
  2. C’est ce qui s’est passé au Japon. Le nouveau Japon, si différent par toute sa civilisation matérielle et sa constitution politique de l’ancien, a repris les disciplines morales de l’ancien. Le code d’honneur du Bushido, autrefois pratiqué par la seule caste noble des daïmios, est devenu celui de la multitude issue des castes serviles, — de toute la nation, quand la conscription l’eut assujettie tout entière au service militaire. Les mœurs se sont propagées de haut en bas.
  3. Modern Painters, V. pt. IX, ch. VII.