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à son honneur et sa parole, la prière chaque jour, et trois fois le dimanche, les longs offices anglicans qu’il sert en blanc surplis, à sa place, tout son être peu à peu et profondément plié à l’attitude religieuse, subissant sans raisonner les influences d’une liturgie qui respire l’ordre, la paix, la force héroïque et grave, une haute, énergique et calme dignité, — se pénétrant jusque dans son fond inconscient des rythmes de cette langue archaïque, de cette Bible anglaise du XVIe siècle où réside une portion de l’essence nationale, apprenant ainsi la sensation du solennel, du sacré, et s’en éprenant pour toujours, entrevoyant alors dans l’émotion de la prière et de la musique, par delà les réalités visibles, un monde sublime et calme d’où sortent les impératifs de ce devoir qu’un gentleman, plus qu’un autre, doit tenir pour contraignant, et dont ses maîtres, dix fois par jour, lui répètent le nom sacré, — duty, — ces dix commandemens que le prêtre, retiré tout au fond du chœur, debout, immobile, face au peuple, la main levée, articule dans le silence de toute l’église et fait sonner, verset à verset, avec l’accent absolu, la force autoritaire, la simplicité véhémente et nue du vieux texte hébraïque. Ainsi, comme disait Ruskin de lui-même et de ses premières leçons de Bible, ainsi s’établissent pour la vie les profondes assises de la jeune âme. Hors d’elle-même, aussi bien que du milieu social, c’est-à-dire hors du point d’honneur et de l’approbation d’autrui, réside le principe de son devoir, — dans la volonté de son Dieu dont elle relève directement, car à lui seul elle doit des comptes, de lui seul elle reçoit la force pour le sacrifice silencieux et solitaire, lui seul, aux heures de détresse et de maladie, est « son roc et son refuge[1]. » Tel est l’axe permanent autour duquel l’être moral se développe et prend sa forme, celle que composent, en s’assemblant peu à peu, des systèmes cohérens et simples de tendances, de sentimens et d’idées, — forme précise, forte pour réprimer l’impulsif désordre du caprice, les brusques saccades des passions intérieures, pour résister aux chocs, suggestions et tentations du dehors, pour durer et ne pas se détendre en découragement, ne pas s’alanguir en rêve, ne pas s’émietter en poussière de volonté. Une telle forme, c’est ce que les Anglais

  1. C’est le thème de l’hymne favori de Gladstone : Rock of Ages. Gladstone, quoique d’origine marchande, est un exemple accompli du type que l’on décrit ici. Comme exemple de ce tête-à-tête de l’âme avec Dieu, voyez, dans l’admirable Beauchamp’s Career de Meredith, la crise de conscience de lady Romfret.