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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 47.djvu/487

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pressé, exigeant ; et pourtant, il conduira le travail jusqu’au bout, surveillera de l’œil jusqu’aux moindres détails sans se laisser enlizer dans la minutie technique. Le comte P. Schouwaloff, qui est, sinon un grand personnage, du moins un homme distingué et résolu, s’exprime ainsi :


Le prince de Bismarck présidait le Congrès avec une certaine brusquerie militaire qui ne déplaisait à personne et devant laquelle s’inclinaient les représentans de toutes les puissances, sans en excepter les deux ministres anglais, de la part desquels je me serais attendu à plus de morgue.


On peut juger de l’impression produite sur les représentans des puissances plus faibles, sur les timides et sur les timorés. Longtemps après la clôture des séances, le bon Turc Carathéodory pacha en tremble encore :


Le Congrès de Berlin a été complètement dominé par le prince de Bismarck… Les événemens ont fait au prince une position tout à fait extraordinaire aussi bien en Allemagne que dans toute l’Europe. La confiance et la crainte qu’il inspire sont générales… Le prince ne reconnaît d’autre supérieur que l’Empereur, à la condition d’être le seul interprète de ses volontés. Habitué, depuis longtemps, à la plus entière indépendance, il prend la moindre observation pour une velléité de résistance, qu’il se hâte de réprimer avec une impatience nerveuse et une volonté de fer[1]


Sur le fond, le prince de Bismarck, ayant amené la Russie à la barre, entend la ménager autant que possible. Il est conscient du péril que ferait courir à l’Allemagne une évolution décisive de la politique russe[2]. Mais il a un autre dessein très habilement conduit et filé : c’est d’opposer l’Angleterre et la Russie pour jouer, en fin de compte, à l’égard de ces puissances, le rôle de tertius gaudens. Si la guerre est évitée par la sagesse des deux gouvernemens, qui se sont mis d’accord avant d’entrer au Congrès, du moins peut-on faire survivre, de leur querelle, un ferment qui, pendant longtemps encore, les entretiendra dans un état d’aigreur réciproque.

La ligne de conduite de Bismarck à l’égard de la France et à l’égard des puissances orientales, notamment de la Turquie, n’est pas moins soigneusement calculée.

  1. Souvenirs inédits de Carathéodory pacha sur le Congrès de Berlin.
  2. Cette tactique de Bismarck est exprimée en un raccourci très expressif, par cette phrase du prince Antoine de Hohenzollern écrivant à son fils, le prince Charles (avril 1877) : « Bismarck veut isoler absolument la Russie et la France pour avoir les mains libres. » J. de Witte, loc. cit. (p. 289).