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est déclaré port franc. Mais Batoum assure à la Russie la domination de la Mer-Noire ; Batoum lui permet l’exploitation de la riche région pétrolifère du Caucase ; Batoum pèse sur la Perse et sur l’Arménie. On comprend l’énergie avec laquelle le comte Schouwaloff défendit cette conquête que les armes russes n’avaient pu achever, le dépit de l’opinion publique anglaise quand la clause de la convention du 30 mai relative à Kars et à Batoum fut révélée et, enfin, l’ironie du prince de Bismarck répétant, en face, à lord Beaconsfield, « combien il serait heureux que le gouvernement britannique, qui a de grands intérêts dans ces contrées, fût satisfait par cet arrangement[1]. » Lord Beaconsfield ne cacha pas sa mauvaise humeur d’une annexion « qu’il ne saurait approuver. » Mais la décision était prise. La paix ou la guerre dépendaient de l’engagement remontant au 30 mai.

Le sort de Batoum, et par conséquent de la Mer-Noire, n’était, devant le Congrès, qu’un des élémens de la question plus générale de l’équilibre maritime. La grande préoccupation et le grand tourment de l’Angleterre étaient là. Mais ses craintes et ses désirs étaient également obscurs ou difficiles à avouer. L’Angleterre était très embarrassée entre ses traditions, ses déclarations, toujours favorables à l’intégrité de l’Empire ottoman, et ses aspirations nouvelles, qui commençaient à la poser en héritière d’une partie de cet empire. Il y eut, là, de la part de ses représentans au Congrès, un travail très serré et très complexe destiné à couvrir le passé, à sauver le présent et à préparer l’avenir. Ils s’efforcèrent de trouver, au profit de leur pays, sur son élément naturel, la mer, la contre-partie de l’extension d’influence obtenue par la puissance slave et par la puissance germanique sur le continent.

Selon le mot de Chateaubriand, c’est un « décret de la Providence » qui a confié à une domination non chrétienne la garde des Détroits et celle des Lieux-Saints. Le litige perpétuel qui divise, au sujet de ces positions et de ces territoires, les peuples de l’Europe, ne rencontre que dans cet état de fait ses courtes périodes d’accalmie. Le conflit est d’autant plus aigu, aujourd’hui, que la seule voie naturelle et libre entre l’Europe et l’Asie a été doublée, depuis 1869, par le canal de M. de Lesseps.

  1. Séance du 6 juillet.