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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 47.djvu/953

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l’union de l’Europe, et cette union était détruite par l’initiative autrichienne. La Turquie était réduite à ses seules forces, qui sont grandes, mais ne sont pas immédiatement disponibles. En pleine transformation politique, placée entre son gouvernement d’hier, qui n’existe plus et son gouvernement de demain, qui n’existe pas encore, avec une armée considérable par le nombre de ses soldats et par leur valeur militaire, mais dispersée dans un empire immense et dès lors difficilement et lentement mobilisable, la Turquie ne pouvait pas faire face aux événemens aussi vite qu’ils se précipitaient. L’Autriche et la Bulgarie jouaient donc à coup sûr. Elles l’ont fait avec une décision froide et rapide, qui a mis brusquement l’Europe en face du fait accompli. Le lendemain même du jour où l’Autriche lui a notifié son intention d’incorporer l’Herzégovine et la Bosnie à l’Empire, cette intention a été réalisée. On n’a même pas eu le temps de respirer. Mais quelles seront les suites ? Tout le monde s’émeut et s’agite en Orient ; chacun dénonce à son tour les articles du traité de Berlin qui le concernent et le gênent ; toutes les questions se trouvent posées à la fois. Pourquoi ? Parce que le traité de Berlin, ce morceau de papier dont nous avons parlé plus haut, ce frêle écran placé entre les convoitises des uns et celles des autres, peut-être entre la paix et la guerre, a perdu d’un seul coup la plus grande partie de sa force morale. Sera-t-il possible de la lui rendre ?

L’initiative autrichienne, si évidemment périlleuse, est d’autant plus singulière qu’on n’en comprend pas l’intérêt. Nous ne connaissons pas encore le texte de la lettre que l’empereur François-Joseph a adressée à M. le président de la République et aux divers souverains de l’Europe ; mais la thèse qui y est exposée l’a été aussi dans les rescrits impériaux, dans le discours de M. le baron d’Ærenthal aux Délégations, enfin dans un grand nombre d’entrevues auxquelles l’ambassadeur d’Autriche-Hongrie à Paris a bien voulu se prêter. Le gouvernement autrichien explique qu’il a eu la main forcée par la révolution libérale qui vient de donner une constitution à la Turquie ; il a été obligé, par le simple effet de contagion, d’en donner une aux Bosniaques et aux Herzégoviniens, qui d’ailleurs la demandaient ; et, — suivez bien l’argument, — ne pouvant pas donner une constitution à des pays qui ne lui appartenaient pas, il n’a pas trouvé d’autre moyen de se tirer d’affaire que d’étendre sur eux sa souveraineté : après quoi, il était enfin en mesure de combler leurs vœux. Inutile de discuter : ce sont là des choses qu’on écoute poliment lorsqu’elles vous sont dites par des gens infiniment polis eux-mêmes ; puis on passe aux réalités.