Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 48.djvu/146

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


II. — LES OMBRES DU TABLEAU

Malgré les séductions littéraires, ou les raisons brutalement pratiques qui nous attirent en Orient, nous y serons toujours des étrangers. Voilà ce qu’il ne faut jamais perdre de vue. Même ceux d’entre nous qui s’y établissent ne savent que trop qu’ils n’y sont point chez eux. Si d’aventure ils l’oubliaient, le climat, d’abord, le leur rappellerait bien vite. Cette question du climat est capitale, non seulement parce qu’elle explique les antinomies irréductibles des caractères ethniques, mais parce que le premier obstacle, et le plus redoutable, auquel nous nous heurtions là-bas, c’est l’hostilité du sol, de l’air et de la lumière.

Évidemment, il est des terres heureuses dans ces régions. La Turquie d’Europe, la Grèce, l’Anatolie sont aussi habitables pour nous que les contrées méridionales de l’Espagne et de l’Italie. Mais la Syrie, la Palestine, l’Égypte, — tout le Sud-Est est un véritable enfer. Les gens qui s’y promènent dans la saison la plus clémente ignorent la torture des interminables étés d’Orient. À cette époque, la Méditerranée est une cuve fumante. Les villes de la côte se dissolvent dans une humidité perpétuelle, une moiteur tiède qui vous énerve et qui vous anémie. Même en novembre, à la fin de l’automne, Alexandrie, Beyrouth, Caiffa, Jaffa continuent à suer dans une atmosphère de hammam. Que dire de Suez et de Port-Saïd, — les deux escales qui laissent peut-être aux passagers d’Indo-Chine le plus atroce souvenir de leur navigation ? Alexandrie ne vaut guère mieux. Assise entre la mer et le lac Maréotis, elle est dans l’eau presque toute l’année. Au mois de juin, la chambre que j’occupais, dans un hôtel tout neuf, était saturée d’une affreuse odeur de moisissure, tellement l’évaporation du sol est pénétrante ! Et je me rappelle l’accablement des siestes, les soirées aquatiques dans les casinos de la plage, au son des musiques d’Europe. Des dames françaises, le teint fiévreux, gisaient, sans pouvoir bouger entre les bras des fauteuils d’osier. On suçait, d’un chalumeau languissant, des orangeades glacées, on s’épongeait le front et les mains, on échangeait des propos affaissés. Un monsieur soutenait qu’à Tunis c’est encore plus intolérable, — et l’on se