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soir, au Caire, je me promenais dans le quartier de Bab-en-Nasr avec un des nationalistes indigènes les plus fervens. Sans parler des émanations qui montaient du sol, nous enfoncions dans la boue jusqu’aux chevilles, cette boue spéciale de l’Egypte, toute noire, épaisse, onctueuse et grasse comme du beurre, où les larges orteils des fellahs s’étalent avec délices, cette fange natale où ils pataugent sans cesse et qui, au dire des archéologues, explique, dans les statues anciennes, la pesanteur et la carrure formidable des pieds. Mon guide, observant mes mines dégoûtées, se hâta de prévenir mes récriminations : « Vous constatez, me dit-il, la malpropreté où les Anglais laissent croupir notre peuple. Ils ont un mépris sans bornes pour nous. Des rues comme celle-ci, c’est bien assez bon pour des Egyptiens ! Leurs quartiers à eux sont nettoyés tous les jours, lavés, ratisses ! Le budget de la voirie, ce sont eux qui en profitent d’abord et qui l’épuisent. Pour nous, il n’y a jamais un son disponible !… »

Effectivement, le contraste était saisissant entre ce cloaque des rues indigènes et ces belles avenues si propres de Gézireh, où s’alignent les hôtels et les villas des Européens. Pourtant il ne faudrait pas y regarder de trop près, tant il est difficile, en Orient, d’appliquer à la lettre les prescriptions de notre hygiène. Avouons-le, même les quartiers neufs (où il y a aussi des Anglais) exhalent, pendant l’été, une odeur d’égout en fermentation. J’ai encore dans les narines les parfums de la rue Kasr-en-Nil, qui est cependant une des artères les plus fréquentées et les mieux entretenues. Mais ce terrible soleil du Sud rend à peu près vaines nos ordinaires précautions : il change immédiatement en pourriture tout ce qu’on lui jette et il a tôt fait de transformer en flaques méphitiques les ondées de nos arrosages. Si vous voulez admirer, en un bel exemple, sa puissance de décomposition, allez vous documenter du côté de Boulaq. Longez les berges du Nil. Nulle part au monde, pas même à Jérusalem, je n’ai respiré un pareil bouquet de puanteurs. Des effluves asphyxians se dégagent du fleuve obstrué d’immondices et de charognes d’animaux ; le sol où Ion marche n’est qu’un dépotoir, un entassement de débris innomables que la chaleur recuit et liquéfie en des chimies invraisemblables. C’est d’une telle véhémence, d’une concentration d’arômes si nuancée, que l’odorat se pervertit et qu’à la longue on croit humer, en un prodigieux élixir, tous les fumets troublans de l’exotisme.