Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 48.djvu/381

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

destiné à la langue rythmée, fait pour être porté par ses grandes ailes planantes. Celui que nous choisissons, dans l’un des trois petits volumes qui composent toute son œuvre poétique, est un des plus longs, — il a une quinzaine de pages, — et s’appelle Véra. C’est une sorte de légende ou de rêverie sur le mystère du son. Véra vivait dans un monde de silence : elle n’entendait pas. Un univers radieux et muet, telle était sa demeure. Elle savait par ses yeux que cet univers est plein de joie, car elle voyait, comme de soudains rayons de soleil « de clairs sourires briller sur le visage des choses. » Elle savait aussi que ce monde est plein de douleurs : les fleurs qui se fanaient, les feuilles qui tombaient le lui avaient appris, — et aussi ces sombres nuages chargés de larmes, et ces brumes pendantes, sans larmes, qui errent au-dessus de la terre trop triste pour pleurer. Et ce monde changeait sans cesse, et il avait beaucoup de significations diverses, mais nulle parole. Les oreilles de Véra étaient des portes closes et scellées, et l’émerveillement du monde ne pénétrait son âme que par ses regards.

Elle voyait le grand vent traverser les forêts en courbant les arbres et leurs têtes inclinées le saluer ; mais les pins n’avaient point de chanson, ni les chênes n’avaient de rumeur, ni les bouleaux et les peupliers de murmures. Il passait : les arbres enlaçaient leurs bras et agitaient leurs mains : mais tout demeurait silencieux.

Elle voyait les torrens qui dévalent en bondissant les collines et toutes les vagues errantes de la mer ; mais du tumulte des eaux ne venait aucun cri de joie, aucun sanglot de douleur. L’eau immense n’avait point de voix.

Les bêtes de la terre se mouvaient sans bruit. Les oiseaux mêmes, « les plus vivantes des choses vivantes, » les oiseaux « qui sont dans les avenues sombres comme des gouttes du lumière et comme des taches d’ombre dans les champs ensoleillés, » naviguaient sans jeter un cri sur les vagues invisibles de l’air, et, sans une seule note de ralliement, ils se rassemblaient, et leur troupe silencieuse, comme un grand navire, s’en allait vers le Sud.

Mais en regardant les hommes elle avait peu à peu compris que quelque chose du monde lui demeurait fermé. Quel était donc le merveilleux pouvoir des lèvres qui s’ouvrent et se ferment, la magie des gestes muets que font ces lèvres toujours