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cœur sincère et tumultueux. Ses plaintes manquent parfois de fierté elles n’ont jamais de fadeur. Sa figure se dessine en vigueur sur le fond de sa petite écriture embrouillée : on la voit vivre, et l’on apprend à l’aimer parce qu’elle a l’âme riche, et souffre. Tandis qu’on en veut à Fauriel de la faire souffrir, d’autant plus qu’il n’y met aucune cruauté, mais seulement une affligeante usure de cœur, une misère d’âme dont on rougit pour lui.

Ce roman se prolongea dans son intensité pendant une dizaine d’années. Miss Clarke aurait tout supporté plutôt que d’y mettre fin. Cependant, à la suite d’un voyage en Italie où l’indifférence de Fauriel lui fut particulièrement amère, elle l’interrompit par un intermède en faveur de Victor Cousin, qui paraissait fort épris d’elle, Ce fut un acte de révolte autant peut-être qu’un mouvement de passion. Cousin fut-il effrayé par sa violence ? ou retenu par son amitié pour Fauriel ? Le fait est qu’après s’être beaucoup avancé, il battit en retraite. Après quoi, Fauriel reprit sa place, sans trop de reproches, avec son tranquille égoïsme qui redoutait plus les excès que les écarts. Quelques années plus tard, à la suite d’une scène douloureuse, il n’en invoqua pas moins sa jalousie rétrospective pour s’évader de liens dont il était las, encore qu’il eût, de son côté, fourni large matière aux soupçons de son irascible amie, en suivant son tempérament d’homme à bonnes fortunes, peu sincère en amour. Malgré cette rupture, dont on lira l’émouvant procès-verbal dans le Journal, il conserva d’amicales relations avec Mary Clarke, qui lui garda jusqu’à la fin son enthousiaste affection. Sa mort, survenue en 1844, la plongea dans un désespoir d’autant plus violent qu’elle était en ce moment même inquiète de sa mère, et allait bientôt la perdre. Ainsi, à cet âge où les femmes ne peuvent plus rien attendre des passions, elle repassait douloureusement les phases si agitées de sa vie, qu’elle leur avait consacrées. Depuis longtemps déjà, elle comptait sur le dévouement fidèle de M. Jules Mohl, qui avait été plus d’une fois le confident et presque le témoin de ses orages. Il venait de succédera Burnouf comme secrétaire de la Société Asiatique[1], et ne demandait qu’à offrir sa main à la femme qui, même en souffrant pour un autre, avait su lui inspirer autant de respect que de tendresse. Mary Clarke, cependant, hésitait, par fidélité à la mémoire de Fauriel. Elle mit deux ans encore à se décider. Devenue enfin Mme Jules Mohl, elle eut un des salons les plus fréquentés du second Empire. Les hommes éminens qui s’y rencontrèrent, et qui goûtèrent la saveur de son esprit prime-sautier, ne soupçonnèrent peut-être jamais que cette vieille dame, originale et bizarre avec ses allures d’une autre époque et son incorrigible accent anglais, — qui resta d’ailleurs pétillante, amusante,

  1. 1844, O’Meara, loc. cit., p. 64.